Résidence virtuelle 6: Nicolas Jaen (1er janvier au 31 mars 2019)

aux éditions du frau: Étoilement (photographies de Danièle Flayeux) (n° 12, collection ordinaire)

                                   Déclives (photographies de Danièle Flayeux) (n° 13, collection ordinaire)

                       Bestiaire (dessins de Thomas Pesle) (n° 6, collection Bêtes noires)

                                                                  La photographie absolue (photographies d'Éric Principaud) (n° 37, collection ordinaire)


Dimanche 31 mars

 

                                                                                                                                             photo: Éric Principaud

 

Illuminations

 

On dit qu'un prisonnier

a libéré un oiseau

 

messager

 

qu'à partir de lui sa pensée voyagea

d'ailes en lèvres

de montagnes en poèmes –

 

 

et nos champs brûlés d'amour 

 

*

 

Samedi 30 mars

photo: Éric Princiapud

 

 Écritures 3

 

Habituellement, c'est parce qu'il ne savait pas où il allait qu'il y allait. À cause de cette impossibilité de rester, de prendre racine, de revenir à la souche, d'être là comme la pierre immobile, il se jetait, en éboulis, pas seulement vers le bas mais dans tous les sens à la fois. Par miracle il ne savait pas s'égarer. Le morcellement était sa terre, son sable, noir, fin, centrifuge. Voilà pourquoi Rimbaud avait traversé la Manche pour la troisième fois en un an. Voilà pourquoi, exceptionnellement, les circonstances aidant, tout était très épuré dans sa tête. L'idée rebondissait, l'accaparait: aller retrouver Verlaine, empêcher un hypothétique redoux avec Mathilde, sauver cette « immense amitié ».

 

 

Sur le bateau il se répétait intérieurement que se déplacer c'est transporter le CORPS. Qu'à travers le cri il y est, que dans la nature, les formes, il y circule par chaque rouage, et que dans CORPS et MORT il y a OR. La casserole luisait, par parties, comme des lucioles dans un fossé. La nuit égalisait ciel et mer. L'horizon un trou. Le coeur, un trou. Des étoiles longeaient le mur sombre. Il faisait frais, parfois un vent plus pointu giflait la coque.

On avançait.

 

Les lettres de Verlaine sommeillaient, ici, dans le paletot où le torse frissonnait. Des brouillons à moitié arrachés étaient empaquetés ensemble. Tête nue, Rimbaud arrivait, seul.

 

 

Seul, Verlaine ne l'était pas. Sa mère éternellement accourait. Au lieu de verser de l'eau sur sa blessure elle y lançait du feu, par je ne sais quelle action d'empathie plus ou moins placée. Les meurtrissures de son fils lui faisaient écho d'une drôle de manière. Or, ni dans son attitude ni dans ses actes eux-mêmes elle ne semblait vouloir les amoindrir, les résorber. Entre le dit et le fait, abîme, ô abîme.

L'intention de Paul consistait à tout tenter pour que Mathilde le reprît.

Rimbaud n'avait pas de ravine mais un sexe, mâle, tirebouchonné et court au repos.

Verlaine était un trou. Il s'adonnait à la boisson pour alimenter le trou. Par tous les orifices il dégueulait et chiait ses alcools. Il avait posé bien avant la lettre dite du Voyant le postulat du dérèglement. Il ne le théorisait pas, non, il le vivait, comme une frénésie des sens, ouverte à la vastitude des adjuvants. L'absomphe ne réussit jamais à combler le manque. Il était né, appelé à mourir dans un même corps. Sa chute serait l'égale de sa naissance. Il en portait la balafre, je le redis, le tatouage ingrat. Il mourrait, et ça le tuait. Il serait rendu tôt ou tard au monde du dessous, à l'opéra des asticots.

 

Le soleil tapait fort sur la route qui amenait Rimbaud vers le Grand Hôtel Liégeois. Verlaine prenait les mains de sa mère pour en ressentir la légèreté de fer. Les tombereaux criaillaient sur le boulevard. On sentait dans l'air un épaississement. Comme si le ciel allait s'ouvrir sur autre chose, une paix, un autre ciel, moins creux, plus franc, comme si la pythie allait parler. 

 

Retrouvailles. La surprise de Rimbaud due à la présence de Mme Verlaine. Son embarras de la voir habiter la chambre d'en bas, eux l'étage supérieur. L'impression de s'engager dans un marais rance – de ne plus pouvoir faire demi-tour. Rimbaud capta tout de suite les méandres du corps verlainien. C'était en quelque sorte le fruit laborieux de son travail, inscrit loin dans la chair de Paul, inattaquable, inapprochable, au risque de s'y couper le bout des doigts.

Il souffrait de maux de tête.

Il manipulait une fiole vide, qu'il agitait en tendant l'oreille, pleurnichait parce qu'il n'y entendait rien, aucun chant. Au ralenti il tournait ses yeux jaunes vers la perspective, à la fenêtre, ne voyait pas son Arthur, demandait (à qui, et quoi?) qu'on ouvre les volets déjà poussés, qu'on tourne le verrou, qu'on le laisse, là, sans rien, pleurer, dormir, qu'on fasse venir un médecin pour soigner sa mère – que le jeune homme assis en face de lui s'en aille, il était trop ceci, pas assez cela, et il ressemblait à quelqu'un qu'il avait connu, oh, mais sans s'affoler, on attendra demain: le garçon est magnifique.

Arthur ne le houspilla pas.

Au soir, Verlaine décréta qu'il devait faire un tour, respirer le grand dehors.

Il enfila une chemise et sortit.

Rimbaud lui proposa sa compagnie. Il refusa catégoriquement.

Il disparut quatre heures durant et rentra ivre mort.

Lorsqu'il tomba, dans le couloir, qu'il chercha la clé dans ses poches, fouilla, ne la trouva pas, réalisa que la porte était ouverte, qu'il pénétra dans la chambre, sans faire de bruit croyait-il, Rimbaud ne dormait pas, couché contre le mur, comme un chien étendu sur le flanc, au fin fond des ténèbres, abandonné, abandonnant. Verlaine craqua une allumette, la pointa dans l'alignement de son bras et, à pas serrés, il avança, tant bien que mal, jusqu'à se brûler les doigts, craquer une autre tige qui s'enflamma, fine fleur du souffre, répétant cette opération trois, quatre fois, distinguant l'entité endormie, et continuant, persuadé d'avoir l'agilité et la discrétion d'un félin. Quand il s'immisça sous le drap, il les tira à lui, réprima un gros rot ou une quinte de toux dans sa poitrine et, aussitôt après avoir fermé les yeux il tomba, eut la sensation d'une chute. En vérité il nageait dans des visions. Pendant plusieurs heures, en deçà de son corps il naviguait au sein d'un univers liquide. Lui qui ne savait pas nager. Lui qui avait vu la mer pour la toute première fois seulement un an auparavant. Alors, avec des branchies il évolua dans le monde aqueux. Au matin, beaucoup plus tôt que d'habitude, il rejoignit son corps, à la surface étale du lit.

Il le réveilla.

 

Il quitta l'hôtel et Rimbaud assoupis.

Le soleil occupait tout l'est du ciel.

Lui se tenait dans l'ombre qui lui cachait les yeux.

Il s'engagea, prit des ruelles, ingurgita des breuvages aux terrasses.

Excité, les viscères en eau-de-feu, il marcha en regardant autour de lui défiler les bouffons et les bouffonnes des rues. Bruxelles brassait les genres mais suintait la bourgeoisie. Il y manquait un ravin se dit-il, pour que ceux-là y chussent, par inattention.

 

Neuf heures. Non loin de la Grand-Place.

Il entre dans une armurerie et achète un revolver, un six coups. L'armurier lui montre comment s'en servir.

En sortant il range l'arme dans sa gaine, le cuir à la ceinture, sous sa chemise idéalement longue.

Il va voir un ami, peut-être fictif.

Ensuite il parade, un verre à la main, à chaque troquet, sur sa route.

Il parada.

Rentra ivre au Grand-Hôtel-Liégeois.

Encore plus ivre que la veille.

Il fit les derniers pas dans le couloir.

Il poussa la porte.

Rimbaud s'en irait, dit Mme Verlaine.

Paul montra le revolver à Rimbaud, disant « c'est pour toi, pour elle, pour tout le monde ».

Il le chargea devant lui.

On alla discuter à la brasserie, engloutir pas mal de chopes.

En début d'après-midi on regagna la chambre.

Verlaine referma la porte derrière eux.

Il dit: « C'est moi qui te fais partir ».

Et il tire.

Il tira deux fois.

Le premier coup atteignit Rimbaud juste au-dessus du poignet.

Rimbaud ne tomba pas.

Au deuxième coup la main de Paul dévia: il tremblait à la diable, de par la quantité d'alcools absorbée et de par l'adrénaline.

Il se précipita dans la chambre de sa mère, s'allongea sur le lit et fut pris d'une crise de larmes.

Rimbaud, entrant en sang dans la chambre se vit proposer par Verlaine un « coup de grâce »: ce dernier désirait qu'il lui collât une balle en pleine tête, qu'il lui « brûlât la cervelle ».

Rimbaud refusa.

Mme Verlaine pansa sa blessure.

Deux heures plus tard ils se rendirent tous les trois à l'hôpital Saint-Jean.

On argua d'un accident.

Rimbaud quitta l'hôpital avec un simple bandage.

 

À l'hôtel, Rimbaud soutenait mordicus qu'il n'avait rien à faire ici, que le problème c'était Paul, que sa place à lui était là-bas, à Paris ou à Charleville, qu'il se taillerait à coup sûr.

Il quémanda de l'argent à Mme Verlaine, pour payer le train. En porte-à-faux, prise de pitié, elle lui donna la somme escomptée. Rimbaud fila aussitôt, marchant vite, enserrant son poignet de sa main valide.

Verlaine le suivit.

Il devint grossier.

 

Rimbaud se retourna et lui cria quelque chose que les passants interprétèrent comme une agression.

Verlaine eut le geste de plonger sa main dans sa poche.

Croyant qu'il saisirait le revolver,

Rimbaud courut, aperçut un agent de police.

Il désigna Verlaine, immobile au milieu de la rue, le coeur battant à rompre.

 

***

 

Maintenant, Verlaine est accompagné par ses geôliers en un lieu, sombre, brutal, où il écrira, entre autres, Cellulairement.

Maintenant Rimbaud trempe dans un lit aux plus belles couleurs, où il fait sa mine.

Il regarde le peintre Jef Rosman.

Non, il ne le regarde pas. Ou peut-être pas. Tout est dans l'entre-deux. Il le regarde mais le peintre ne parvient jamais à décrire ce regard, ce qu'il aimante, ce qu'il rejette. L'a-t-il jamais perçu?

Le mystère reste entrouvert.

Ni Carjat, ni Fantin-Latour, ni Rosman ne peuvent nous le dire: qui est Verlaine, qui est Rimbaud.

Où vont les morts?

J'écris pour eux.

 

 

*

 

Vendredi 29 mars

                                                                                                                                 photo: Éric Principaud

 

Je suis allé déposer un baiser –

sur le mur des lamentations –

parce qu'elle a fait des tresses à ma peine –

et que mon chagrin est un vin très-doux –

ne suis pas venu ici pour ajouter de l'ombre à l'ombre non –

mais pour allumer une bougie –

qui est une étoile – 

et éclairer une fenêtre –

ouverte dans la nuit –  

 

*

 

                                                                                                                                          photo:  Éric Principaud

 

Écritures 2

 

Son bagage lui tomba des mains quand il distingua l'ombre d'une sensation remuer, dans les yeux de sa mère. Elle eut presque envie de le prendre dans l'arc de ses bras. Pour la première fois, il baissa la tête devant elle, et ne devait la relever qu'en entendant la voix de sa sœur, Vitalie.

Quand il sortit fumer, la nuit était tombée. Il regarda intensément le rougeoiement du tabac, détailla chaque rue, telle ou telle avenue. La ville s'enracinait profond en lui. Il voyait ses artères, ses membres, sa colonne vertébrale, les déserts de ses places, il se murmurait des tas d'histoires – sa solitude et celle de la ville se renvoyaient l'une à l'autre en d'interminables échanges: on aurait dit un lieu désolé, inhabité; il regretta Londres; sa main se serra en poing, dans sa poche; tirant plus fort sur sa pipe il rentra, partit s'allonger sur le vieux lit-cage et, après avoir refait le film de sa vie, son leitmotiv, il se laissa caresser par la fatigue, enlacer par le sommeil.

Les jours suivants furent à peine plus légers. Rimbaud se réfugiait dans sa chambre pour entrer en transe, au grand désespoir de sa mère, en criant ses poèmes en cours et ses manuscrits repris, calligraphiés et signés – les gueulant donc, perturbant une ou deux heures durant l'équilibre de l'univers, et continuant, tous les jours, coupé seulement par les repas et les quelques sorties d'acclimatation, dans Charleville.

Il ne songeait plus à Paris ni au dénommé Pelletan qui faisait la gueule dans le Coin de table, fraternellement. Il sentit le vertige, le tassement, et le ciel ressemblait à un large et long badigeon grisâtre qu'une main peu sûre aurait couché sur l'étang. Son reflet passait sur l'eau, des traces de gel ridaient le chemin. La bougie plaquait sa lumière sur son visage, dès la soirée, et ne se mêlait pas à la pénombre. Reculaient les murs, s'approfondissaient les contrastes. Madame Rimbaud se tenait, seule, dans le couloir. Un froid soudain gagnait les pièces une à une. Les fantômes revenaient. Rimbaud prenait des notes, ouvrait des cosses, détachant la lumière de l'obscurité en chaque chose en leur donnant de nouveaux noms, de nouvelles formes. 

 

*

 

Mercredi 27 mars

                                                                                                                                         photo: Éric Principaud

 

Écritures

 

« C'est pour obéir aux ordres du directeur de ma vie que j'ai écrit l'histoire de l'abbé de Rancé. »

 

Chateaubriand

 

Assis devant un bureau qu'il imaginait d'ivoire (assis à la suite de l'en-marche dans Londres, sans jamais se retourner, ce geste lui étant impossible) il convoquait des mots, les recevait, les malaxait à l'âme, et, si cette âme se révélait, il les employait, les élevait sur la page, d'une blancheur dépucelée, chargée d'un noir, raturée ici, enluminée là. À côté trônait, de biais, une assiette coloriée, enchâssée à un tréteau improvisé. Verlaine n'avait pas l'autorisation d'entrer, ni d'être là en ces heures studieuses. L'étude tenait, tout entière, dans une fenêtre. Un hommage à la lumière du jour, stupéfiant au vu du noctambulisme de l'auteur, traînait tout le long des fragments, comme s'ils illuminaient eux-mêmes, morceaux tombés et recueillis du soleil. Ce furent des phrases courtes, acides, claires à la fois, dont la dédicataire eût pu être, était la bougie, sa flamme longue à brûler au long d'écrire. Mais cela commençait à peine, grandissait en tournoyant et ne suspendait jamais son vol. Des pierres précieuses, des fleurs, des trésors, arabesques, voltiges, tissus piqués de diamants dont les têtes brillaient, les yeux d'or de la mer, la pourpre orientale, les sphinx, les créatures, les lions à gueules ouvertes, les dieux morts, déterrés, ranimés, la foudre tranquille qui entrouvre la terre en son flanc et poursuit avec les comètes. Tout, se faisant, allant à se faire. Rimbaud tapotait du pied pour que ça vînt; que, du bout des orteils l'énergie se répandît, que son cœur par chaque atome entrât en fusion.

 

*

 

Mercredi 27 mars

                                                                                                                                         photo: Éric Principaud

London

 

Rimbaud fit craquer ses phalanges après un étonnement d'une seconde. La vue de Verlaine s'ouvrit subitement. Aucune parole ne franchit le seuil de ses lèvres quand son ami ricana, mais beaucoup plus bas que d'habitude, comme interdit, saisi par quelque chose de plus grand que lui. Ils étaient à peu près immobiles, tendus vers un même point ils piétinaient à peine, s'ajustaient devant ce miroir – l'un s'y voyait très droit, très rigide, le front dégarni, le petit nez pointé vers l'autre, largement plus à l'aise, souple, goguenard, assez renfrogné en son attitude désinvolte ou faussement désinvolte. Celui-là ne regardait que le peintre, le défiait, contrairement aux sept autres compagnons. Il avait la crinière, le sang au visage, et, comme devant un miroir on ne savait plus, au bout d'un temps donné, ce qui était de chair, ce qui tenait du reflet, de l'ombre ou de l'hologramme, bref, du simple effet visuel et de son aire plane, notre image. L'espace restreint, resserré de cette aire les écrabouillait un peu, tous les deux. Bientôt ils ne surent plus quoi en faire, regardèrent ailleurs, timidement, par à-coups, voulurent en être sûrs: les voyait-on vraiment là-dedans? Remarquait-on, pour Rimbaud par exemple, les deux prunelles faméliques qui fixaient de biais, la manière dont les doigts se recroquevillaient sur la mâchoire, masquant un souci? Non. Les gens passaient, vous bousculaient ou vous frôlaient en se frayant leur passage, dans leur cercle, et vous étiez tout juste un individu, une potentialité, une forme dénuée d'intérêt. Et quand ils vous regardaient, quand ils prenaient cette peine, cette fraction, vous étiez punaisé dans une case de leur cerveau, rangé, oublié aussitôt. Alors que, clairement, vous et le miroir, ça ne faisait qu'un.

Leur faisaient face Bonnier, Valade, Blémont, Aicard, d'Hervilly, Pelletan. Le groupe était à côté d'eux dans le miroir et, chose insolite, les petits bourgeois londoniens et leurs épouses n'y virent que du feu, des lumières, avec l'envie de jurer, la retenue – pas un miroir, pas de fantômes, ni le coup de magie blanche ou noire des deux devant la glace excluant les six autres, les faisant un peu plus choir dans le gouffre des temps et s'accordant, justement, toute la lumière. Tout cela personne ne le voyait vraiment, encore moins le galeriste: il aurait pu se crever les yeux que ça n'aurait rien changé. Ni même d'ailleurs notre couple anonyme s'approchant dans le but de se toucher, d'embrasser le double jusqu'à ne faire réellement qu'un, se penchant sur la note imprimée, en bas, à droite, lisant A few friends, traduisant Le coin de table, non par prescience mais par expérience, et ricanant pour l'un, se réjouissant pour l'autre, demeurant là, jusqu'à la fermeture de la galerie, revivant des séances de poses, des beuveries, des repas, là-bas, à Paris, la fièvre scripturaire voire la graphomanie de certains êtres peints ici, puisque la peinture était vivante et n'arrêtait pas de se peindre toute seule et de s'effacer, alors ils se voyaient naître et mourir sous le pinceau invisible de Fantin-Latour.

 

*

 

Mardi 26 mars

                                                                                                                                photo: Éric Principaud

 

Lettres du « Voyant ».

 

R. ne poursuit pas ses études.

Envoi de poèmes à P. Verlaine.

 

Suite à une fugue avortée, il rédige les lettres dites du Voyant. Ce sont des notes en marge d'une partition imaginaire qu'il adresse à son jeu, pour lui-même, et qui s'en vont, par la poste, vers Izambard d'abord, puis vers Paul Demeny, un jeune poète. Il y a une tessiture nouvelle. Ça se lit comme un poème en prose, et ça annonce autre chose. Rimbaud va de plus en plus vite dans ses enjambées, il ouvre une foulée et, au moment de la continuer, il change de direction, ne revient jamais sur ses pas, n'explicite jamais sa démarche, est toujours là où on ne l'attend pas, il faut le ruminer mais il n'aime pas les cervelles laborieuses, alors il s'échappe, dans le lointain, il progresse, chaque pas porte la promesse du prochain pas, le pied éclate en divers chemins. On croirait qu'il est condamné à marcher seul. Que dans l'ennui de Charleville il y a, en germe, l'ennui de tous les pays, de tous les ciels, si lourds – de toutes les mers gelées ou torrides et de tous les déserts de par toutes les routes. Les vols d'hirondelles sont des ecchymoses. Les baies sauvages saignent, et, si son cœur entre en fusion, c'est pour éprouver ce contact avec une poitrine de porcelaine glacée que sa seule respiration ébrèche mais qui résiste au volcan, aux jets de lave.

 

*

 

La chaîne des nuits et des jours accélère son flux et s'en va rejoindre les semaines et les mois comme un fleuve la mer. On aperçoit le jeune homme aux environs du collège, désœuvré, une Gambier aux dents, les cheveux pendants, la veste étoilée de salissures, ou encore aux abords de la bibliothèque municipale, entrant dans des livres, en ressortant fourbu, traînant, avec Delahaye, jusqu'à la frontière belge, à quatre heures de là, buvant l'or des chopes qui vous font le ventre gros et lâchant l'âcre besoin – affinant des vers sur du vécu.

Sur les conseils de Charles Bretagne, Rimbaud écrit à Paul Verlaine, une première fois, puis une seconde, ignorant que Verlaine a quitté temporairement son domicile parisien pour aller respirer un air plus pur. Lorsqu'il revient chez lui, que son épouse Mathilde lui montre la lettre décachetée, il tombe sur sa chaise, lit et relit entièrement les poèmes calligraphiés, sa main court à la plume pour répondre au jeune poète, de dix ans son cadet: « Venez, chère grande âme, on vous appelle, on vous attend! ».

 

*

 

Lundi 25 mars

                                                                                                                                           photo: Éric Principaud

 

Sîmorgh

 

Lorsque Jean-Nicolas-Arthur Rimbaud paraît, le 20 octobre 1854, son père Frédéric, capitaine d'infanterie, n'est pas présent. Le capitaine fait des enfants lors des permissions accordées et laisse son épouse, Vitalie Rimbaud, née Cuif, s'occuper de tout ce petit monde. Arthur  a un frère, Frédéric, puis la fratrie s'agrandira de deux soeurs, Vitalie et Isabelle. Il y a un voile, déchiré par endroits, sur l'enfance d'Arthur, de sorte que l'on distingue certaines parties du visage mais que l'ensemble est caché. On peut croquer l'anecdote de Paterne Berrichon sur un Arthur aux yeux de faon, attiré par un angelot en extase dans une vitrine, le commerçant qui sort, sans faire de bruit, voyant une famille désargentée, Arthur voulant échanger sa soeur contre l'angelot, le commerçant « touché jusqu'aux larmes de l'intensité de ce désir » donnant finalement l'objet. Il n'a même pas quatre ans. On voit comment Berrichon transvase de l'ange en Rimbaud et du Rimbaud dans l'ange, et comment il trafique avec ça. On voit Arthur au nez court, à l'œil bleu pâle, le menton qui termine le visage à l'ovale déjà dessiné, les joues de bonbon, le teint rose, rougi par moments. 

 

Peut-être qu'Arthur ne le conçoit pas si jeune mais Charleville est un mouroir, et en particulier l'école privée plantée d'un décor industriel où il est externe, comme son frère, détonnant parmi les bourgeois. Il y a une cour étroite, une salle de dessin, une buanderie, des oiseaux empaillés et un squelette. Arthur y gagne des prix, son nom s'avance parmi d'autres dans une rubrique du Courrier des Ardennes, il reçoit, en récompense, des livres comme L'Habitation du désert ou Aventures d'une famille perdue dans les solitudes de l'Amérique. L'ouvrage est illustré par Gustave Doré.

 

L'institution Rossat quittée dès1865, les deux frères arpentent maintenant le collège et ses non moins lugubres corridors, ces murs salpêtrés qui tiennent lieu de salles de classe et la collection d'oiseaux empaillés de son proviseur, André-Joseph Malard. Ce dernier sera amené à apprécier Rimbaud, à être soufflé par tant d'aisance, à le féliciter et à se féliciter, par ricochet, qu'un élément aussi brillant fût arrivé ici. Malard est un épiphénomène dans la scolarité d'Arthur. Il n'est son professeur qu'une seule année. Les enseignants vont et viennent, changent d'établissement, partent ou débarquent. Arthur Rimbaud est un écolier bien sage, aimant sa mère et aimé d'elle, et se bricole tout un mystère de ce père lointain, imaginé – Frédéric Rimbaud s'est pour ainsi dire volatilisé, préférant le métier des armes et considérant, surtout, que son ménage avec Vitalie était une guerre plus froide, plus sordide que la vraie guerre.

 

Arthur, lui, est déjà parti. A déjà commencé, de son côté, à réinventer l'amour. Il le sait trop pour être heureux auprès de la Mother, mais a trouvé Le Sens. Sens qui le quittera, dans le désert, lors d'une fameuse chute de cheval et du cancer du cavalier.

 

Qu'importe.

 

Il a fait « la magique étude du bonheur, qu'aucun n'élude ».

 

Et il est temps que Je soit Je qui est tous pour l'éternel retour de chaque chose, chaque être, chaque « Sensation » dans les poèmes de celui qui se fait désormais appeler « Le Rimbe ». Ou « Rainbow ». C'est selon. Car il épouille une reine, la langue. C'est fou comme elle se dénude. C'est fou comme elle est sale. Entre la question du mal et la question du bien, Le Rimbe a choisi « le déréglement de tous les sens ». C'est-à-dire un mal qui est un bien (comme le bien peut être un mal). « Sans la musique, la vie serait une erreur ». C'est de Nietzsche. « Nos pensées ne sont que les ombres de nos sensations ». Nietzsche, pareil. « Nous sommes faits de l'étoffe des songes »... Shakespeare... Mais « à l'aurore, nous entrerons aux splendides villes »... « armés d'une ardente patience »... Le Rimbe, encore... et il faut toujours l'écrire au présent. Car hier c'est aujourd'hui. Aujourd'hui c'est aujourd'hui. Et « C'est aujourd'hui demain » (Jouffroy). 

 

 À Eze, sur les hauteurs de Nice, le chemin Friedrich Nietzsche. Une plaque de bronze, et quelques mots gravés, un passage de Ecce homo, son livre le plus ironique. « C'est à Eze que j'eus la révélation de la troisième partie de mon Zarathoustra ». Il y évoque ses ascensions vers la ville fortifiée, ses muscles qui « travaillent »... Rimbaud, bien sûr... Comment ne pas y penser...

 

Ils marchaient pour se connaître.

 

Et, par là même,

pour connaître les dieux et leurs secrets.

 

*

 

Mozart est donc revenu, quasiment un siècle plus tard, pour se dédoubler, et écrire, et chanter. Il a d'un côté de petites oreilles au scalpel et une moustache qui ne fera que s'allonger, de l'autre un air d'éternel gamin génie du temps et de l'espace. Nietzsche danse après avoir écrit ; Rimbaud décolle un peu de ses semelles (c'est bien ce que Thérèse d'Avila appelait des « élévations »).

 

Mozart est donc revenu. Il passe toutes ses journées à chercher « des notes qui s'aiment », donc.  Rimbaud enfant joue avec ses sœurs, ses « petites femmes » (M.N.). Nietzsche enfant aime Dieu comme lui-même.

 

Ils le deviennent, et c'est aujourd'hui.

 

Ou plutôt :

 

ils sont de lui.

 

Dieu est nombreux,

 

et sa mesure est sans limites.

 

*

 

On sait depuis René Daumal ce qu'est un poète blanc et un poète noir, et qu'ils sont l'un et l'autre. On sait qu'un poète noir se dit « habité » par une conscience supérieure, et que le poète blanc parle pour l'autre, sans jamais vouloir s'approprier son œuvre, qu'il parle pour l'avenir. Et que la question n'est pas de savoir si untel ou untel est noir ou blanc, mais de continuer à écrire à la hache. On connaît bien les traductions du sanskrit de Daumal, imaginons. Imaginons que l'on a écrit quelques vers dans une vie antérieure, et qu'on prétend encore en écrire... Eh bien, il faudrait réinventer l'amour. Le réinventer encore et toujours. Parce que ça se passe maintenant, et maintenant, et maintenant... parce que ça n'arrête pas d'arriver de « toujours » et de s'en aller « partout »...

 

Or.

 

Or, Rimbaud écrit « la Charité est cette clé ».

 

CHARITÉ n. f. - Xème siècle, latin ecclésiastique caritas, de carus, « cher ». 1 Dans le christianisme, Vertu théologale qui consiste dans l'amour de Dieu et du prochain en vue de Dieu. Amour.

 

Les trois vertus théologales sont la foi, l'espérance et la charité.

 

Ainsi serait la justesse.

 

 Derrida, dans Le dernier des Juifs, évoque l'importance du doute :

 

 

Il écrit : «Il est possible que je n'aie jamais été appelé, moi, et même il n'est pas exclu qu'aucun autre, aucun Un, personne, n'ait jamais appelé aucun Un, aucun unique, personne. La possibilité d'un malentendu originaire dans la destination n'est pas un mal, c'est la structure, peut-être la vocation même de tout appel digne de ce nom, de toute nomination, de toute réponse et de toute responsabilité »...

 

Oui,

 

« avouer l'inavouable »

 

comme il est dit au début du livre...

 

Et, pour ne pas sombrer,

 

se demander si l'on a bien été appelé.

 

Oui.

 

 Si Dieu est grand, s'il se survit, les hommes sont souvent trop humains.

 

Que voulez-vous.

 

Ce Dieu pointe à peine son nez en eux.

 

 

*

 

Being Beauteous,  allégorie. Tout le Zarathoustra, pure tension allégorique vers le surhumain. Mais revenons à Arthur enfant, au petit ciel des yeux, au Verbe incarné. Quant à la légende du Rimbaud homosexuel, balayons-la. Rimbaud a une sexualité, c'est tout. Il applique simplement à la lettre et dans tous les sens l'amour. Amour qui, nous le rappelons ici, est à réinventer. Ça veut dire aussi réinvention de l'espace-temps. Dans la Charité qui est l'amour.

 

Cela, évidemment, était dans l'anecdote de l'angelot, de la sœur et du marchand. Ne parlons pas ici d'Elizabeth Förster Nietzsche... ni d'Isabelle Rimbaud. On comprend mieux « les petites femmes de Paris », pour M.N....

 

On comprend mieux leur enfer respectif, puisque celui qui crée pactise également avec le mal, et n'aura donc pas droit au Paradis, mais au Repos.

 

*

 

-       Elle est retrouvée !

Quoi ?

C'est elle, la petite morte, derrière les rosiers !

Eh !

Et sur son sein, –  mouche au rosier !

Veux-tu finir ?

Elle est retrouvée !

Quoi ?

L'éternité !

Mais !

Mais quelle âme est sans défaut ?

Bah !

Ô saisons, ô châteaux...

 

*

 

Envoyé aujourd'hui – Une lettre de silence –

À  Dieu – qui ? – viendra la chercher –

Adresse inconnue – Poste restante ?–

Déjà là les oiseaux – Déjà là – Les oiseaux –

Qui cherchaient Sîmorgh et se trouvent – Au bout du chemin –

devant un miroir – et se retrouvent Sîmorgh –

 

*

 

Dimanche 24 mars

 photo: Éric Principaud

 

CANTATE DU CAFÉ

 

 à Jean-François Passemard

 

Je me tiens aux abords de l'hôpital de jour, assez loin pour n'être pas reconnu (ni par les infirmières, occupées à faire sortir les patients un par un par la porte dérobée, ni par les patients eux-mêmes, regard bas et démarche d'automates). Vient le tour de Monsieur Passe. Il dit quelque chose entre ses dents, un « Bonsoir » comme il ne s'en fait plus. Il franchit la porte. Je le laisse aller. Lorsqu'il me dépasse, comme je l'avais prévu, je me mets à le suivre, marchant beaucoup moins vite que d'habitude, réglant mon rythme sur le sien.  À cinquante mètres de son appartement, je le vois fouiller dans ses poches, en sortir son trousseau de clés. Je le rattrape en quelques foulées, je suis derrière lui. Je dis son nom. Il se retourne d'un coup, me lance d'abord des yeux méchants, comme pour répondre à une agression, puis il me reconnaît, un sourire lui monte aux lèvres, le noir se colore de reflets  dans ses pupilles. Dès sa première phrase, à sa manière de poser les silences, je comprends qu'il va me falloir passer par un monologue dans une ruelle comme une voix dans le désert afin d'arriver à la véritable discussion, là-haut, dans son appartement. L'ombre de Passe parle à sa place. Ses mains gantées orchestrant ses propos, appuyant un mot, un certain ton. Sa bouche broyant des paroles ordinaires, moi perdant le fil, ne le disant pas, faisant mine de comprendre par des « bien sûr » et des « évidemment ». Au bout d'un long moment, il a une moue, se tait, détourne la tête, regarde le sol goudronné de la ruelle – nous pouvons monter. Les escaliers me paraissant beaucoup plus tortueux cette fois-ci, sans l'ivresse du haschisch pour atténuer ce qui devient un constat: la pente, la respiration de Passe, mes efforts pour tenir la cadence. Je note également la verrière à moitié brisée par la grêle (il tombait il y a une semaine des grêlons gros comme le poing) et les plantes devenues jaunâtres quant à elles, toutes desséchées. C'est au dernier palier, le quatrième. Un accès immédiat au ciel de la ville, grand beau temps pour aujourd'hui.

Passe donne un coup d'épaule et la porte s'ouvre sur le carrelage noirci de taches de toutes sortes, de moutons de poussière et, je n'invente rien, un bocal est posé, au centre de la table, un bocal rempli de papillons aux ailes jaunes, noires, rouges, tous apeurés d'êtres si nombreux dans un si petit espace, ne comprenant pas cette barrière à la lumière. Je ne peux m'empêcher d'exprimer un « ah » suspendu entre la terreur et l'éblouissement. Passe se saisit de la cafetière en marmonnant des choses entre ses dents. Il me verse une lichette, pour lui aussi, puis il s'assied. Il me regarde bien en face, me dit que je manque, à l'hôpital, me donne des nouvelles des gars, d'Hortense, des infirmières et de Mangetout... Je lui dis qu'ils me manquent eux aussi. J'ajoute qu'il était temps pour moi de prendre mon envol, que l'hôpital est un mouroir (il cligne des yeux sur ce terme, ravale la boule qui arrondissait sa gorge et c'est un nouveau regard, chargé d'une violence que je ne lui connaissais pas). Il me répond à sa manière par ce regard. Il me fait bien entendre la vérité qui se prépare dans son discours à venir, uniquement par la nervosité de ses mains qu'il dégante, qu'il frotte ensemble, et ses yeux plantés sur ces dernières. C'est la seule vérité finalement, et elle est de taille: celle d'un homme, d'une vie humaine, avec tout ce qu'elle a de poignant, de ridicule aussi. J'ai compris ceci: je ne poserai plus de questions sur la littérature. Je continuerai à écrire, mais autrement. Bientôt je finirai le troisième cahier. Après je passerai à une autre forme. Des pensées comme celles-ci me traversent essentiellement au contact de Passe. Il les provoque. Il ouvre des zones mentales. Je n'ai qu'à me laisser emmener. Il dit que ce sont des « mues », des projets que l'on porte en soi. On peut parler de « fausses couches », précise-t-il, quand les projets n'aboutissent pas sur le papier. Et il conclut: « Ne jamais abandonner un texte en cours, ce devrait être la première urgence que d'aligner des lettres et des jambages pour une phrase inédite... Comprends-bien: l'inconnu... Beaucoup sont terrassés par la peur de l'inconnu avant même d'entreprendre quoi que ce soit... Dépasse cette peur... Ou transforme-la... Tu en sortiras un peu plus grand que toi. »

Passe frotte ces vastes mains ensemble lorsqu'il prononce un adjectif qui le transporte (ce fut « inédit » cette fois-ci). Ensuite il ne dit rien, réfléchit pendant un temps et casse le silence à coups de mots coupants, enrôlant sa main gauche dans l'histoire avec ses gestes, ponctuant. Il y a des îlots de silence au beau milieu d'une phrase, puis il repart, il finit toujours par repartir... Et ce qu'il déclare est irréel, je ne parviendrais jamais à rapporter cette atmosphère. Ça tient à un fil qui lui-même tient à un fil... Et ça s'arrête brusquement.

Passe allonge un bras pour se saisir du bocal à papillons, qu'il couvait du regard en parlant, il y a quelques secondes à peine. Il dit: « Les yeux peints sur leurs ailes... » et il ouvre le bocal. Une vingtaine de papillons, tous différents, s'envole en claudiquant sur un rai de lumière. Jaunes, noirs, rouges, violets se dirigent vers la fenêtre. Passe veux fermer la fenêtre. Je l'en empêche en me mettant sur son chemin. Entre-temps, les papillons sont revenus à l'air de la liberté. On les voit en s'accoudant au garde-fou. Je ne sais plus où j'ai entendu cela: « des fleurs qui volent ». Ce sont réellement des fleurs qui volent. Rouge a pris le devant, jaune et noir se tiennent à quelques centimètres d'intervalle, violet, quant à lui, vole plus bas et en retrait. Bientôt on ne les voit plus, ils sont descendus à quelques ruelles de là, sans doute épuisés par le vol.

 

 

Lorsque je rentre chez moi, ce soir-là, je pense au papillon de nuit de l'autre jour. J'imagine de nouveau la finesse d'une aile comme les yeux de l'inconnue du bus. Je revois les mains de Passe taper contre la table, se refermer en deux poings. Demain j'irai sans doute voir les gars, juste pour faire signe. Après, certainement, j'arrêterai.

 

 

 

Je sais que vous êtes toujours là. Je sens votre souffle errer le long de mon échine, votre manière de vous pencher dans le vent, de mettre votre main sur mon épaule, d'être prêt à laisser aller votre main et pousser. Peut-être un instant. Une demi-seconde. Cela suffirait. Mais vos mains demeurent tout au fond des poches de votre manteau. Vous devez souffrir du froid; vous ne le montrez pas. Venez, asseyez-vous donc près de moi... Je vais vous faire rire... Je le ferai pour vous, qui que vous soyez... Je vous parlerai de mes amis, de ce que fut ma famille, de tout, d'absolument tout... Vous viendrez avec moi, par le parc, comme tout à l'heure... Par le parc en ruines, rien ne reste de nos conversations... Des cendres volettent en se désagrégeant... Je sens quelque chose de chaud sur ma joue, mouillé au toucher, comme une larme, versée pour la bande et pour moi, si j'ose dire, un peu pour moi aussi... Je vous raconterai tout, venez... Et puis, le paysage n'est-il pas magnifique, la nuit si douce pour la saison? Donnez-moi la main, n'hésitez pas... Asseyez-vous, vous dis-je... S'il-vous-plaît, pour la première fois, pour la dernière fois... La distance qui nous sépare se franchit aisément... Encore faut-il le vouloir... Il y a tant d'inconnus tout en bas, on en a le tournis... Vous verriez toutes ces illuminations à l'approche des fêtes, l'avenue enguirlandée... Les patrouilles de police, les sirènes d'ambulance découpent des fractions de silence, le poussent au ravin... La mer, elle, ne fait aucun bruit... La mer ou l'enchaînement de lames, je vois légèrement leurs crêtes... Elles passent sans autre but que celui de passer... Une grâce... Quelque chose d'une insouciance mise à nu...

 

Reprenons: vous venez d'entrer dans le parc, il est six heures du soir, c'est le noir de la nuit, les lampadaires brillent pour vous et le silence que vous êtes en train de briser rien que par le bruit de vos pas sur le gravier encore humide, fraîchement retourné par d'autres pas, vous vous sentez seul en vous-même, vous avez besoin de parler à quelqu'un mais cette personne, vous l'avez su dès votre entrée, cette personne ne viendra pas. Vous vous demandez des choses, sur vous, sur le monde, vous les acceptez, ces choses, vous bombez l'estomac, cramponné à une fierté adolescente, lorsque, il y a quinze ans, vous arpentiez l'endroit désert, tapant du pied dans des canettes, des boîtes en fer, rejouant le but de l'année en cours avant de filer doux sous l'ombre du gardien. Il n'y a plus de gardien désormais. Uniquement son souvenir aussi tenace que certains gravillons sous vos semelles. Ainsi vous enlisez-vous en votre « nostalgie », car ce fut un autre temps. Vous repartez assez vite. Vous avancez sur le boulevard, laissant la place de la Liberté loin derrière vous. Vous croisez des passants, vous les regardez dans les yeux un instant, ils ne sont plus là, le boulevard est de nouveau dégagé, quelques voitures circulent, assez pour un dimanche des plus calmes dans les environs, aucun événement d'aucun ordre ne s'y organise plus depuis des mois, ce qui ne nuit pas à votre équilibre. Vous, vous pensez au cahier plus qu'à la nourriture, vous rêvez que vous êtes en train d'écrire. Vous pensez à cela en rentrant chez vous.

Vous voyez l'appartement sombre, la nuit plaquée aux fenêtres, vous vous dîtes qu'ici, c'est votre nid. Vous écrivez pour sonder l'épaisseur des cloisons. Votre respiration s'éploie dans l'espace du salon, se retire en cadence. Une fois couché, vous êtes concentré sur votre souffle, comme pour faire barrage aux sensations vous bloquez, là, au niveau du plexus, du soleil. Quelque chose vous ronge et creuse vos yeux d'inquiétude. Vous repensez à ces nuits en plein air dans les champs, en été, vous revoyez la voûte étoilée. Le silence bienveillant du ciel ces nuits-là. Comme aujourd'hui peut-être... Alors vous décidez de passer la nuit là-haut, sur le toit. Vous faîtes plus que de le décider: vous le réalisez. Vous vous asseyez enfin près de moi, devant le ciel qui est une tapisserie vivante et lumineuse. Je suis comme vous, c'est vrai, j'aime avoir une vue d'ensemble. Mais je connais par cœur les ruelles, les souterrains, les hangars désaffectés. Ce qui fait de moi quelqu'un de peu fréquentable, admettons. Mais venez, rapprochez-vous un peu plus du bord, vous me direz des nouvelles de la vue... dépêchez-vous, le cahier est pratiquement terminé... Ne partez pas, non, pas maintenant... La nuit est si belle, pleine de papillons...

 

 

 

*

                                                                                                                                           photo: Éric Principaud

 

Le jour où l’on tira l’enfant d’entre les cuisses du jour, j’étais là, à espionner des cris, par le judas. Né du souffle de mon père sur le visage de ma mère, je ne savais pas, au fond, ce qui le fonda, vraiment – et le soleil beurrait champs et routes. En cette impasse, avait-il été du délice, du soupir de la sainte ou des cris de la fée ? Ce fut blanc. Comme un silence. Ou comme une eau, un rapide. Depuis, la mère avait troussé sa jupe pour s’asseoir sur ce lit de défaite, fermé ses genoux après avoir fermé portes et fenêtres, elle ne se levait plus, ne buvait plus, ne mangeait plus et, séparée de la poésie comme du boire et du manger elle priait, mais si mal qu’il lui en restait une bile noire, une lie, tout au fond du thé que lui apportait l’enfant-valet. Ni les caresses, ni les baisers d’une mère – seul le chagrin de rien et qui troue tout aussi bien, le cœur, les mots crus. Seul le chien qu’’il était – le si petit chien à ses pieds, à elle. Seul le chien.

L’enfant employait des mots choisis pour me la raconter, cette mère réelle ou imaginée, et chaque mot il semblait le plier en quatre dans un papier puis en huit puis en seize…  jusqu’à cette chose ridicule de petitesse, un peu déformée, un peu anguleuse, et basta, la Vie, la Vraie tout d’un coup ! « Pas de boniments mon bonhomme ! Parle-moi plutôt de ta véritable mère ! » - « Elle est ici et là-bas », me dit-il. « Te sourit-elle quand tu vas mal ? » - « Oh, oui ! Mais alors ! D’un sourire si rare ! » - « Elle est bleue ? » - « Oui. Elle est bleue. » - « Comme les yeux de la Bien-Aimée ? » - « Oui, comme les yeux ».

 

L’enfant ouvrit ses mains : battit des ailes l’oiseau bleu, et dès lors s’envola, peut-être à tout jamais. Or il est dit dans les légendes le diadème qui revient, les cycles du temps, les beaux yeux des cyclones puis, en amont de tout, la légende des légendes qui revient comme Jésus, au vu, au su de tous, et reconnue par personne. L’enfant me dit l’enfer aussi, et qu’il y allait trois jours par semaine. Le huitième jour, le treizième mois, la beauté des femmes. Et nous parlâmes de la Bien-Aimée, de ses cheveux d’or, de ses longs cheveux de nuit, de ses reins, de ses hanches – et ce ne fut plus un enfant. Il avait bu au fût. On l’avait attaché à un mât. C’était le moins tendre des gamins de son âge.

 

Sur le chemin du soupçon, le temps mendiant ramassait ses piécettes.

 

La nuit, je me souvenais du jour. L’enfant était là, au creux. Son ombre faisait une petite montagne sombre, une miniature. Il s’en parait et s’en déparait à l’envie. « Rien de trop », disait-il – et il enlevait son sac de peau. Du paraître, il ne gardait qu’une vague forme humaine. « Rien de trop », et il riait, apparaissant et disparaissant en un clin. Humide comme un œil, parfaite, perlée, la terre noyait ses morts. Elle tanguait en parlant. Sous sa parlure intime voltait le poisson d’or. Son bagou de rubis jusqu’à la gueule. Sa trémie de larmes tressées   au fur d’être pleurées. Un souffle… Et ce fut tout, pas une onde une éclaircie qui. Pas un pas. Pas un. « Et la bien-aimée ? », demanda l’enfant. « Elle est là, tu la portes. Elle est dans la question que tu poses comme un pas vers elle ». L’enfant me regardait fixement. Puis il ferma les yeux et fronça les sourcils, comme s’il s’était mis à compter toutes les étoiles du ciel intérieur.

 

Lorsqu’il les ouvrit, il me dit qu’il l’avait vu. Qu’elle était belle. Un peu comme Venise doit l’être quand on est un masque. Un peu. Ca r, me dit-il, comment parler d’elle sinon à mots couverts qui à la fin la recouvriraient totalement ? « Non, répondis-je, ton cœur est bel et bien une source – et ça s’appelle poésie ». « Et, surtout, ne t’inquiète pas pour elle, ajoutai-je : elle a son langage ».  « Elle et moi », dit l’enfant. « Elle est toi », conclu         ai-je.

         

 

*

 

Samedi 23 mars

 photo: Éric Principaud

 

LIVRE BLANC

 

Impératrice des fourmis. Reine-mère. Sa Majesté,

que sais-je encore. Les amis. L'œuvre. Les lèvres. Etc.

 

Je faisais ce rêve quand j'avais dix ans : la rivière aurifère –

j'étais seul avec ma peau, mon caillou. Je devais les sauver...

 

Plus tard j'ai travaillé noir... Plus tard j'ai trouvé le blanc.

Ça de peau avant le cœur. Ça, ce tas-là, ces ossements.

 

Le peintre un jour lavera ses pinceaux dans le soleil.

 

Il neige dans la nuit. La vie tombe du haut du ciel

et, diagonalement, comme ça, la neige écrit le Livre,

 

sa religion sans religion, cette étrange affaire que chacun parle,

la plupart du temps sans y penser une seule seconde

 

la plupart des vies. L'amour de la haine est la haine de l'amour

vous ai-je dit aujourd'hui en vous regardant droit dans les yeux

 

Je l'avais rapporté de l'enfer, cette parole mienne. De mon enfer.

 

Les mots que je n'ai pas encore prononcés : les fleurs du silence.

Je voulais que l'on me parle avec la douceur de l'herbe

 

qu'on met entre ses dents – voilà que c'est moi qui parle,

que c'est moi qui arrache à la terre pour envoler à la bouche,

 

et de consolider un nouveau silence comme d'emmurer le souffle

entre quatre feuilles de papier où le papier se regarde

 

se regarde comme s'il avait toujours été là, et s'appelle, et s'espère.

 

Et ce haillon de peaux aveuglant le futur papillon

Ses ailes posent deux questions – l'une pour la vie – l'autre quant à la mort

 

 

Oh J'entends déjà le blé frissonner avant d'être broyé –

et les hommes sont comme les blés je vous l'ai dit Aussi

 

aussi je pose ici une autre question : Qu'est-ce qui fait la Vie ?

Ce n'est pas l'assassine – ce n'est pas le néant –

 

ce n'est pas la non-pensée qui fait la vie mais l'Être

 

Ce sont ces heures lentes passées sous le signe de la lune,

c'est la mort du temps en direct à la télévision

 

quand l'écran est éteint et que la cigarette retournée

du paquet, la dernière, montrant sa tête blanche,

 

est un vœu à fumer, à renvoyer au ciel – au ciel – Oui.

Et de revenir à la vierge de la page – écrire pour plus de vie,

 

puis sortir, marcher, loin, et sur la page en rentrant voir les mots revenants

 

comme écrits par un autre. Écrits en mon absence,

alors que moi je marchais, alors que moi je rêvais

 

et que l'écriture l'a écrite, puis déposée en moi,

la renarde de l'image. Cette rousseur traverse souvent

 

avec son pelage cassonade. Elle fait des tresses à ma peine.

Je faisais déjà ce rêve quand j'avais dix ans : la rivière aurifère –

 

j'y tenais contre mon cœur un bouvreuil apeuré –

Le bouvreuil, c'était moi. J'entendais le pas lourd du père dans l'escalier

 

il cassait tout dans la maison, tuait des enfants pâles aux yeux de prunes

Mais moi je me battais, d'abord contre ma peur, ensuite contre le père

 

jusqu'à ce qu'il pleure du sel de mer. Du sel de mer. 

 

Tandis qu'une reine t'épouille, chevelure d'amour et de guerre

Tandis qu'une spiritualité dévoyée erre de par tes rues, ma ville,

 

moi je leur oppose ma paix irréductible. J'entre dans la légende

je n'ai plus peur soudain. Soudain ce chat n'est pas à moi, mais un Saint,

 

un François aux oiseaux. Il a dépassé l'instinct. C'est lui, le Roi.

Et je marie patte et main. Et j'ai une faim de loup, une faim de mie.

 

Vous êtes, oui, mon eau, ma table, mon pain, mon jour.

À travers vous c'est toutes les femmes qui sont en liesse

 

leur essor innombrable

 

alors que le temps s'évertue à passer en robe du soir

et que les acanthes, que le buis, que lilas et roses se dilatent

 

comme l'instant qui va, sans arrêt, de l'infiniment petit à l'infiniment grand,

qui s'éploie, petite eau, de rien, qui fera du gel, petite larme lorsqu'elle fut pleurée

 

petit gel, de rien, qui fera de l'eau. Fleurs de givre. Edelweiss.

À détourer ton secret, ils s'habitueront. À ne pas le voir.

 

À ne le sentir qu'à peine à. Travailler le bois de leur peine

et ne jamais l'en aller un seul instant. C'est toute la différence

 

entre vivre et exister. Et parfois je suis si seulement comme eux

 

Les poches bourrées de métaphysique, et plus d'oreille minuscule

pour entendre ce que l'homme n'a pas entendu. N'a jamais rêvé.

 

On froisserait du velours On dénuderait mon cœur Oh, mais

les châtaignes de la source – leur duvet étoilé –

 

les boutons-d'or que tu crachotes devant le temple du Dieu inconnu,

et je continue – j'avance Souvent Sous la langue-mère –

 

pour écouter la pluie pleuvoir une mélodie de vif-argent De vif-argent.

 

*

 

Et puis, et puis,

dans cette parlure de haute époque – La Perle.

 

Des envols dispersés, un diamant dans un nid –

la vérité n'existe que si tu y crois.

 

 

*

 

Vendredi 22 mars

                                                                                                                                         photo: Éric Principaud

 

À une reine nue

 

 

 

Un oiseau se retourne : le prophète fait volte-face et te regarde.

 

Toi qui es comme la pluie, tu as parlé toute la nuit – puis tu t'es tue dès l'étoile du matin.

 

Le ciel fixait cette merveille arrêtée, ô village endormi le long de notre amour.

 

Que veux-tu.

 

Ce que tu imagines se duplique tout simplement dans les éclats de soie sertis peau de ta véritable vie, chère âme.

 

On ne se sauve pas du corps. Tant mieux. Le corps pense le poème.

 

Labiales voyelles, libations, délibérations, balayées !

 

Par les anges de ton prénom.

 

Par les anges de ton prénom.

 

 *

                                                                                                                                photo: Éric Principaud

 

J'entends revenir la mer

dans un soulier

 

*

 

Jeudi 21 mars

                                                                                                                photo: Éric Principaud

 

Écrire, c'est d'abord sentir que quelque chose manque; c'est ensuite vouloir définir ce qui manque; puis percevoir que cela est tout près, que ça palpite entre chaque battement de votre cœur; puis vouloir le combattre; puis se résigner; après, bien après, c'est, sans se laisser broyer, écrire dans le manque, et l'on passe une vie à le comprendre, à virer, revirer, tâtonner au fond de soi. Rimbaud, où qu'il aille est talonné par un précipice. Le sien. Le ciel lui-même est tout raviné, la ville grise, comme peinte sur un décor arriéré, on enjambe sa propre image dans les flaches. Les gens qui marchent le long des trottoirs paraissent des figurants, des personnages de romans provinciaux, de contes ordinaires, poussés là non par un destin mais gratuitement, voulus ironiquement par un auteur sans importance – tombés de sa plume, en fait.

 

Chez Izambard, qui laisse une clé au logeur pour qu'Arthur puisse disposer d'un lieu de lecture, des voix silencieuses attendent d'être ouvertes: ce sont des volumes rangés sur des étagères, par groupes, par genres et par périodes. Rimbaud, affamé, avale. Lorsqu'il se rend à cette adresse, qu'il monte les escaliers avec dans le poing la grosse clé d'étain, il se dit que c'est celle de Babel ou d'un palais dans une ruelle.

 

Lorsqu'il n'est pas en train de rêver, Rimbaud s'en va, dans des moues, des expressions qui laissent présager la bile rentrée, l'ondée silencieuse, une certaine esquisse des manières qui le constitueront, à l'époque des salons, du Parnasse contemporain, entouré de Banville et des autres, aimé par Verlaine qui s'agenouillera devant lui, assis, à côté de Paul, feignant de poser pour un peintre acariâtre, le visage sur la main, ignoré de ses voisins de table s'ignorant les uns les autres, les cheveux plus longs, plus venteux, imberbe en comparaison des compagnons portant barbes et moustaches, rougeaud, et regardant sans regarder le peintre, seul là aussi, comme Verlaine et Camille Pelletan, mais plus intense, lumineux. C'est la tache d'or du tableau. Ses yeux sont tout à fait opaques, pourtant quelque chose y danse, comme une présence au monde. On connaît la manière dont ils fixent, mais on ne sait ni l'axe, ni la profondeur de ce qui est saisi, ramené, en quelque sorte, rentré et craché à la fois. Fantin-Latour échoue, Carjat échoue, ils échouent tous. Personne ne sonde cette tête. Rimbaud marche trop vite, surnuméraire. Il a déjà tourné le dos aux dieux. Il peut donc insulter les hommes, d'un « Merde » scandé, souverain.

 

 

*

 

 

Mazas, nuit du 3 au 4 septembre 1870.

 

La chambre est étroite, le mobilier concis, les pensées piétinent, s'alliant aux gestes, forcément courts, automatiques. Il fait doux. Le vent s'invite, par phases, vient visiter le nid, son lit défait, son siège, son trou où l'on va à la turque, la pensée qui rebondit comme une balle, d'un mur à l'autre, incessamment. Le paysage est un regret gros comme le poing, et l'on ne dort pas.

C'est pourtant ce que fait Rimbaud, nu, seul dans sa nudité d'asticot, plongé dans ses draps et sa sueur, jusqu'au cou. Sa respiration déchire peu à peu le silence. Bientôt son souffle emplit la pièce, s'allonge, se retire, s'allonge et rentre, bouche à demi-ouverte, mains croisées sur le torse.

Un ronflement, gras, régulier, comme un collier de rots, fait les cents pas dans le périmètre de la cellule. Arthur est entré dans un sommeil profond. La ronde des deux gardiens lui est étrangère. Quelqu'un semble appeler, pleurer, du fond du couloir, mais le ronflement ou les rots couvrent pas et pleurs.

 

Arthur se réveille petit à petit, il roule du lit maintenant, s'étire, palpe l'aube, entend pleurs et piétinements mêlés, comme un orchestre d'esclaves. La pluie tombe à l'aplomb. Des gouttes font chanter la grille en la traversant et le sol en est lavé. On aperçoit, dans la perspective, un champ, blond et caché par des constructions humaines.

 

 

*

 

 

Rimbaud est une sorte d'ogre. D'aucuns le croient sale, mal éduqué – il grogne, peut être vulgaire dans ses propos, et il ravale rarement sa salive où se forment mots et crachats, ne se soucie que peu ou prou de son apparence, mais jouit d'un corps à la mécanique idéale et l'occupe dans toutes ses fonctions. Ainsi fait-il trimer ses pieds, ses chevilles, ses mollets et ses cuisses dans des marches prolongées, notamment à Douai, avec Georges Izambard, ou bien seul, sa solitude s'unissant à celle du paysage – de lentes prairies désertes et par-dessus tout des champs que couronnait un ciel de schiste. Ça resurgissait de sa plume après avoir macéré dans l'encrier du petit bureau dont il disposait, à Douai.

 

 

Chez Rimbaud, il y a ce fond coléreux, très fin, extrêmement dur toutefois, qui va de la réflexion anodine à la provocation pure. Chaque insulte qui passe ses lèvres, appuyée par la muraille de Chine de ses sourcils, est une exécution. Celui qui se trouve en face de lui est aussitôt ramené à sa condition humaine et, par conséquent, condamné à ne pas se défendre. On est bousculé par un ange, peut-on se plaindre, crier, grincher, ou rire? Il n'y a pas de réparties. Izambard, enduit d'insultes, reste impassible. (Il voit bien que Rimbaud prépare une autre manière d'orage – qu'en fermant les yeux on imagine la vague foncer, tête la première, sur des obstacles de toutes sortes, pontons, jetées, digues ou rochers, et fracasser son corps contre ceux-ci ou ceux-là, jusqu'à fondre en gouttelettes et en écume, et finir par les enlacer.)

 

 

(Un jour, à Douai, Rimbaud était assis sous un tilleul centenaire quand un oiseau se posa, tout près. Il picorait les morceaux de croûte blonde que le jeune garçon avait semés en déchirant son pain. Pendant que Rimbaud mâchonnait le bonhomme de mie qu'il roulait entre ses doigts, en commençant par le bras articulé, puis en tranchant la tête d'un coup de dents, l'oiseau s'avançait vers lui en suivant le chemin des miettes. Rimbaud déglutit le bonhomme, lâcha un gros crachat serré. L'oiseau était perché sur son livre quand Arthur le découvrit enfin. Il s'immobilisèrent, poète et moinillon, comme deux voleurs pris sur le fait dans la même maison. Le petit moineau arrondissait sa gorge une dernière fois lorsque Rimbaud tendit sa main pleine de mie. Il y mangea. Dès lors, Rimbaud s'imaginait, oiseau dans les mains, revenant à la demeure et les entrouvrant, ses mains, sous les beaux yeux stupéfaits de Caroline. Il tendit donc son autre main qu'il joignit à la première, espérant les refermer, en guise de refuge, sur la petite bête. Elle ne fut pas dupe, elle s'envola aussitôt après avoir entendu cette pensée. Ça ne gâcha pas l'après-midi d'Arthur: il s'identifia à l'oiseau, et vit en lui un poète. Et il se formula en lui-même que tout lien est dangereux, et que c'est risquer d'y laisser son âme. Il faut essayer d'être libre. S'y atteler, dès maintenant.)

 

 

Lorsqu'il rentre chez lui, encore tout saoulé de discours, avec ces longs cheveux gras où se casserait un peigne de corne, il est tancé par sa mère, ne trouve le repos nulle part, et aura même le projet d'aller vivre dans une grotte repérée à quelques kilomètres de là, du côté de chez Delahaye. C'est avec ce dernier qu'il cause, beaucoup, longtemps, en marge des villes, dans les ronds d'une cigarette ou d'une Gambier.

À la fin février, il commet une énième fugue.

Il évolue dans un Paris désolé, aux tours nues, osseuses, taillées en poignards, sans rien à manger sinon de vieux bouquins épluchés comme des patates, marchant, déambulant plutôt, sans autre but que celui de se perdre, et s'arrêtant ici ou là pour fourrager dans sa braguette, répandre l'or à petits flots et éclabousser un peu le bout de ses souliers, puis tourner le dos au mur ainsi décoré et repartir, guidé par des odeurs, des bruits inhabituels – tout ceci sur fond de ciel huileux, baudelairien.

 

Deux semaines après son départ il rentre, tout crotté, en piéton, sans un regard pour sa mère, perdue cette fois-ci entre deux réactions, celle de la claque et celle du sang d'encre – elle file doucement dans sa chambre et tourne le verrou, trousse légèrement sa robe pour s'asseoir, ferme les poings et réprime de toutes ses forces un énorme sanglot. Puis le sanglot éclate, elle a les mains mouillées, pleure, longtemps, un doigt devant la bouche. L'instant d'après elle redevient Madame Rimbaud: dure, froide, hiératique. Mais pour la première fois, elle s'est sentie impuissante vis-à-vis de son fils. Elle a la sale impression qu'il lui file entre les doigts.

 

 

On croirait qu'il est condamné à marcher seul. Que dans l'ennui de Charleville il y a, en germe, l'ennui de tous les pays, de tous les ciels, si lourds – de toutes les mers gelées ou torrides et de tous les déserts de par toutes les routes. Les vols d'hirondelles sont des ecchymoses. Les baies sauvages saignent, et, si son coeur entre en fusion, c'est pour éprouver ce contact avec une poitrine de porcelaine glacée que sa seule respiration ébrèche mais qui résiste au volcan, aux jets de lave.

 

 

La chaîne des nuits et des jours accélère son flux et s'en va rejoindre les semaines et les mois comme un fleuve la mer. On aperçoit le jeune homme aux environs du collège, désœuvré, une Gambier aux dents, les cheveux pendants, la veste étoilée de salissures, ou encore aux abords de la bibliothèque municipale, entrant dans des livres, en ressortant fourbu, traînant, avec Delahaye, jusqu'à la frontière belge, à quatre heures de là, buvant l'or des chopes qui vous font le ventre gros et lâchant l'âcre besoin – affinant des vers sur du vécu.

 

 

À son premier dîner des Vilains-Bonshommes, il se lève après avoir écouté les poètes présents ce soir-là, déplie des feuillets entre ses vastes mains, ne desserre les dents que pour réciter, sans emphase, d'un ton comme en dessous, mais juste, avec un fort accent ardennais, presque en patois, des vers moins débraillés que les bouts-rimés des autres – tout ceci avec le sang au visage, les narines ourlées de reniflements imperceptibles, une gueule d'archange enfant telle qu'on lui jure quatorze ans au lieu de dix-sept, luciférien donc, mais avec les yeux d'un bleu qui vous sauve lumineusement l'ovale.

La lumière tombe sur lui.

Dans ses yeux traîne le ciel ardennais, en miroir, puisque l'enfant qu'il est toujours y a compté les nuits et les jours et naquit plusieurs fois de cela. C'est aux lueurs de ce ciel qu'il fit de l'encre sur du papier, pour le contenir peut-être – peut-être d'abord pour l'imiter, ensuite pour s'apercevoir que rien ne le mettrait en cage, qu'il venait à sa guise, comme un hôte rugueux. La lumière mourait sur un visage jeune. Dans le cercle formé par son front, ses épaules et le centre de sa poitrine elle faisait une flaque, un halo.

Il n'avait pas dix ans.

 

Cette beauté tortueuse, Carjat la capture entre des plaques de verre.

Rimbaud n'est pas là – ou plutôt: il est exactement là où il regarde, l'âme ne figure pas sur la photographie.

Prenez un garçon encore pubère, ôtez-lui son père, mettez-lui une mère et des volées mémorables, ajoutez un frère, deux soeurs, la piété dont il n'aura que faire et qui l'entourera toute sa vie, et, si vous êtes cruel, dotez-le de génie puis, par-dessus tout, d'un sens du travail qui alimentera ce génie: si cet homme n'est ni interné dans un asile de fous, ni criminel ou détraqué, il posera, d'un oeil oblique, devant Étienne Carjat, s'appellera Rimbaud, et on l'oubliera, même et surtout à travers ses écrits, en en faisant des alibis, des pièces à conviction. Pourtant, beaucoup d'entre nous ont été cet enfant qui se hâte, sous la pluie de janvier, à la recherche d'un porche, d'un abri, s'asseyant ici ou là puis sortant de son sac une pomme mordue la veille, toute desséchée, dont le goût a fané, et qu'on croque jusqu'au trognon jusqu'à se faire saigner les gencives.

 

 

Carjat est un bonhomme aux sourcils froncés, happé par le travail et ce qu'il peut représenter socialement; ce grand front dégagé pense, même si des idées se perdent parfois dans les boucles brunes et argentées, les petites oreilles au scalpel et la barbiche en pointe lui donnant un air de diable. Il est vêtu d'habits noirs qui tombent sur lui comme un drapé, et quand il braconne des images des plis se forment autour de ses bras. Ses mains manient des étincelles. Avant de déclencher il demande à son modèle de bloquer sa respiration, il lui coupe le souffle comme d'autres coupent l'herbe sous le pied: là, il peut subtiliser une essence, un fluide, la note qui définira le parfum.

Arrivé à ce point, il constate que la lumière qui lui parvient et l'aura du sujet se disputent. D'où la saturation, l'aura et la lumière mêlées, d'où l'ombre blanche sortie de la camera obscura. L'appuie-tête dissimulé, ce que l'on cherche en première intention dans ce portrait figurant ou défigurant Arthur Rimbaud, c'est le regard, vers où il porte, à quoi il fait écho. L’œil est l'organe principal chez Rimbaud. Il écrit d'abord avec les yeux, la main en est le prolongement différé. Et l'on discerne nettement ce qui sombrement oeuvre dans cette tête, cette mêlée orageuse, ses pages, chétives par le nombre, d'une densité furieuse – on les entend crier, comme il criait, dans le grenier, les chambres de bonnes, les dîners, avec un masque de sang plaqué sur un visage de soie. Après la décharge de l'écriture, il allait dans d'autres rêves. Il réglait son pas sur l'hémistiche des douze pieds, il le ressentait dans son corps – c'était un rythme, on ne le comprend bien qu'en marchant.

 

 

*

 

 

Tard le soir on entend dans les rues de Paris le tourbillonnement des âmes. Mathilde tourne ses yeux creusés d'inquiétude vers la future chambre où règne un lit d'enfant, vide. Sa main caresse nerveusement le rebond du ventre. En prononçant intérieurement le nom de Paul, elle a les yeux pleins de larmes.

Elle n'aime pas Rimbaud. Elle ne comprend pas l'admiration qu'il suscite ni pourquoi on l'entretient. Il se plaît particulièrement à la dégoûter, c'est sa manière à lui de l'ignorer, de la néantiser. Il vole un joyau de crucifix, jette ses poux aux prêtres, casse des assiettes en porcelaine. Il a un lion dans le coeur qui vous rugit sans cesse au visage, et ses yeux tristes ou effrontés ne vous regardent jamais vraiment, même quand ses mains se posent sur la table et qu'il n'est que silence. Là, il se mord la lèvre inférieure, comme chez Carjat, et il regarde de tout son cœur vers là-haut, tendant une embuscade à Dieu, visant les anges et fusillant les nuages.

Il vous pince entre ses doigts comme une bête dans sa chevelure châtain clair.

 

 

Lors du premier dîner chez les Mauté de Fleurville où logeait provisoirement Verlaine et Mathilde, Rimbaud, arrivé à pied de la gare avant même Paul et Charles Cros qui l'attendirent à la sortie du train et le manquèrent parce que trop jeune, trop éloigné de la description qu'il leur fit de lui pour adhérer à celle-ci, Rimbaud, donc, dévora, le nez dans son assiette, les coudes sur la table, et, une fois le ventre bourré de ces mets si raffinés il sortit de sa poche une pipe en terre, la remplit de tabac noir et baigna le salon et les hôtes dans le bleu-blanc des volutes.

On ne le réprimanda pas.

Pis: on l'ignora.

On s'enfuyait dans des choses verbeuses, des jongleries langagières.

Seul Verlaine l'enroba de regards bienveillants, fasciné, semblait-il, par le jeune garçon, et le comprenant, ou ayant la velléité de le comprendre.

Mathilde le voyait, Mathilde le savait.

  

*

 

Mardi 19 mars

photo: Éric Principaud

 

Sans titre

 

Je revois ce mendiant

sur un trottoir de Paris

tenant dans la main son sexe

ce muscle qui ne se tend pas

à sa façon de le dresser contre le ciel

j'ai reconnu un saint croisé d'un martyr

que l'ivresse la faim terrassent

chaque jour

jusqu'à ce qu'il en crève

dans son urine coquelicot

le sang fait son travail obscur

le soleil pèse sur la basilique

murs à larmes

les yeux jaunes des voitures

la nuit sous les paupières

 

 

 

Mais dans le regard du mendiant

il y avait ce rire

cet envol de palombes

sur la plaine

et des souffles arrachés

comme des poings de fleurs

et la beauté douce-amère

leur nudité sous leur robe

cet oiseau de malheur

aussi tu tries à la petite main

aussi tu lui parcours l'échine

aussi tu montes en tintant cuillère

tu traverses les ombres

comme un loup

gagnant sur l'étendue

 

*

 

Lundi 18 mars

                                                                                                                                         photo: Éric Principaud

 

Sans titre

 

Godot-l'étranger.

 

Les testaments trahis.

 

Un de glace et de feu.

 

À écrire sur du papier-bible.

 

Tes lettres Nora.

 

Épouse de l'époux.

 

Respiration de Franz.

 

Papiers qu'on froisse.

 

Et défroisse l'aile.

 

Or Jacob toutes les nuits.

 

Avec l'.

 

Ange.

 

Painted plates.

 

Ulysses.

 

Pour une rose andalouse.

 

Mademoiselle se poudre.

 

Elle natte sa chevelure.

 

Écrit à vendre sur ses paupières

 

ferme les yeux ferme.

 

Tandis que le chagrin en robe bleue et jaune.

 

Bleue et jaune, Oui.

 

*

 

Et d'évoquer.

 

Ici.

 

Celui qui.

 

Se voit.

 

Dépossédé.

 

De son reflet.

 

Dans les fumées du bain.

 

Et qui.

 

N'a pas.

 

Le désir.

 

D'écrire Homme.

 

Au front qu'il suppose.

 

*

 

Tout le jour sur des tréteaux.

 

À peindre le ciel au plafond.

 

De la chapelle Sixtine.

 

Des poussières d'hosties dans la bouche.

 

Il y faisait si froid.

 

Comment sortir.

 

Du dedans.

 

Je vais.

 

Tous les jours.

 

À ma rencontre.

 

Me fais tout doucement l'amour.

 

Mais Rimbaud, une île déserte.

 

Jacob.

 

Isabelle d'Égypte.

 

Charles.

 

Lancelot du Lac.

 

 

*

 

Dimanche 17 mars

                                                                                                                                      photo: Éric Principaud

 

Sans titre

 

Rimbaud était une île déserte.

 

Tout de corps.

 

Jacob toutes les nuits avec l'ange.

 

La pluie battait les dalles.

 

Souvent Isabelle d'Égypte.

 

Et Charles seul dans Paris.

 

Seul, Lancelot du Lac.

 

Tandis que les trams au loin.

 

Oui j'étais l'île le corps les nuits la pluie les dalles oui.

 

Je jouais simplement

 

si seulement

 

à n'être pas encore. 

 

*

 

Samedi 16 mars

                                                                                    photo: Éric Principaud

 

L'eau blonde

 

Échographie d'un ange

 

d'abord embardées. il pleut.

il va pleuvoir neige et loup.

 

et la langue ne suffit pas,

les papiers d'identité.

 

tournesols soleils pliés

d'un jaune brûlé, inutile

 

soustraits à une guerre là-bas.

 

 

 

elle a des manières farouches,

de veuve noire ou d'amanite,

 

des marins traînent en son parfum,

sous le cou ou sous l'oreille,

 

quand elle s'est ouvert les veines,

quand elle a fermé la porte,

 

j'étais là,   dans l'angle mort.

 

 

 

 

larvaire idée qui comme une

mouche se prend à la lumière,

 

crasseuse, je l'épouille, la flaire,

lui prend le bras le dimanche

 

binant son spleen à la masse,

puis retournant aux journées

 

dans une maison sans fenêtre

 

 

 

sabre tranchant du discours

détruis finement le masque

 

pointe en tournant creuse un cerne,

griffes et crocs ponctionnez,

 

la mer se creuse de la houle,

lécheuse de récifs,   abrupte

 

au cœur fin comme un pinceau.

 

 

 

orages chargeaient. coups de feux,

gongs, attaques de diligences.

 

la cigarette. fumée dehors.

une araignée longera.

 

s'incrustera, en aiguilles,

sa varappe sur un filet.

 

sur un fond de gris changeant.

 

 

blonde est ma fille endormie,

rousse le jour du mois prochain.

 

sur le drap d'étreinte elle laisse

à son amant un soleil.

 

je l'appelle au téléphone.

une cabine sur l'océan.

 

raclant le fond de nos phrases.

 

 

 

une voix retentit dans la rue

on bat l'enfant-solitude,

 

tant que le cœur tient, au plancher.

je rêve de grands navires stables,

 

d'une idée qui tiendrait en l'air.

qui par un retournement 

 

s'exclurait de l'univers.

 

 

 

ne réveillez pas l'eau

qui couche à même la rigole,

 

loin de son corps je la regarde

se creuser de moi, moi d'elle

 

l'eau se fait des bras, des jambes,

elle se confie aux lavandières,

 

tordue, bousculée, heureuse.

 

 

 

un fruit obtus, un vase mat.

vieux vernis métaphysique.

 

le mur est aussi un mur.

c'est à jamais le rectangle

 

qui vous renvoie le silence

d'un blanc passé, pas disert

 

mais fini à la taloche.

 

 

 

ma fille s'en va nuitamment.

une larme sous l'œil, tatouée.

 

je la trouve dans des objets

elle y versait son âme brûlante.

 

les couleurs seront broyées.

elle ne retrouvera plus.

 

le goût du soleil, de l'aube.

 

 

 

elle dessale, se rétractant.

elle balaie ses propres traces.

 

dans son livre on sent la main

défaire les frises crénelées.

 

l'appelant je n'appelle personne

peu de noms à épeler

 

des doigts cherchent le pouls

 

 

un accord de clavecin.

une citadelle pour l'esprit.

 

quand j'ai cru l'avoir tuée

demeurait la rotative,

 

jets d'un sahara de notes

par chaque sillon ses cheveux.

 

à la mer,   au cargo qui part.

 

 

 

le jeune cygne se reconnaît

passant près d'un miroir d'eau.

 

les balafres que porte l'ourse,

seraient-elles indéchiffrables.

 

si le cygne se fige ici

un autre là-bas s'écroulera.

 

écrous dilatés, studio.

 

 

cela ne finira pas

d'ouvrir de clore ta colère,

 

croc affilié à la haine,

à la poésie comme cachot.

 

c'est l'incise qui me bouleverse

rat traversier,   c'est la taille,

 

l'eau détourait un visage...

 

*

 

Vendredi 15 mars

                                                                                    photo: Éric Principaud

 

Le vent. Je l'entends feuler.

L'animal en moi le fuit.

 

Comme il tourmente la terre.

Rafale après rafale. Salve

 

après salve. C'est minuit.

Le chat regarde le vent.

 

La ville. Papiers froissés.

 

*

 

Meurtrières de la tour,

vous regardez passer des silences,

 

des souffles coupés, des loups de brume.

Rases raisons qui nous font fuir,

 

toujours au devant de l'être.

Raisons supérieures qui nous font

 

nous retrouver, toujours au-dedans.

 

*

 

Elle est l'étoile de ma faiblesse,

cette forteresse de sable fin

 

que le soleil adoubait.

Les chevaliers, les épées.

 

La chambre bleue où rêver.

Dame d'ombre sous les paupières,

 

reviens, et que ma chance joue.

 

*

 

Elle est l'étoile de ma faiblesse,

cette forteresse de sable fin

 

que le soleil, ce géant.

Que le soleil adoubait.

 

Immense dragon d'or blanc,

sang précieux, je suis Lancelot du Lac,

 

je suis Perceval le Gallois.

 

*

 

Et le bleu est mon royaume,

et j'écris depuis toujours.

 

Il est revenu, le jour

où j'étais pauvre en tout.

 

Non. Rien n'a jamais existé.

Seul le présent est là.

 

J'entends battre ton pouls mon amour.

 

*

 

Mercredi 13 mars

                                                                                                                photo: Éric Principaud  

 

Arthur Rimbaud écrit, le 9 novembre 1891, veille de sa mort: « Je suis complètement paralysé: donc je désire me trouver de bonne heure à bord. Dîtes-moi à quelle heure je dois être transporté à bord... » Ce sont les derniers mots écrits. Et une métaphore. C'est à dix heures, au matin du 10 novembre, que Rimbaud tourne sa tête vers l'unique fenêtre de sa chambre et qu'il est « transporté à bord ». On  ferme les paupières sur le ciel bleu pâle des yeux, il est dit qu'Isabelle coupe une mèche sur ce crâne rasé il y a un mois et qu'elle la portera dans un médaillon, dès ce jour.

Trois jours plus tard, un livre intitulé Reliquaire, fraîchement sorti des presses d'une imprimerie, va retracer trois années de la vie de cet homme, mort quasiment seul à l'âge de 37 ans.

 

Les vrais maîtres ne délivrent pas d'enseignement. Pas de disciples, donc. Dès que l'on interprète, on se trompe. Le signe se suffit à lui-même, il est vide et plein comme un anneau. Les Illuminations traversent, sont centrées et débordent à la fois de l'aire du livre. Rimbaud est immensément direct. Il nous devance sans cesse en donnant l'impression qu'il n'a pas besoin de nous. Peut-être est-ce vrai. Mais nous ne pouvons nous passer de lui, il nous aide par l'état brut de sa parole et en même temps nous met à l'épreuve. C'est comme tourner autour d'un oiseau de pur mystère; on voudrait le saisir, il s'envole aussitôt après avoir entendu cette pensée.

 

Le 6 décembre 1913, Jacques Rivière, au Vieux-Colombier et en présence d'Isabelle, prononce ces mots sur Rimbaud: « Il n'a pas écrit son oeuvre pour nous... Il nous laisse absolument libres de ne pas la comprendre... Il faut lire les Illuminations et Une Saison en enfer comme un carnet qu'un savant bizarre aurait laissé tomber de sa poche et dans lequel il aurait noté ses observations sur un ordre de phénomènes jusqu'ici inconnus... ce sont ses constatations à l'état brut qu'il nous laisse surprendre ».

 

« Moins haut, sont des égouts. Aux côtés, rien que l'épaisseur du globe. Peut-être les gouffres d'azur, des puits de feu. C'est peut-être sur ces plans que se rencontrent lunes et comètes, mers et fables. »

 

Après ces trois années d'écriture dont le Reliquaire donnera la livrée, Rimbaud fait sa vie d'Arthur, il travaille à se faire oublier, en contremaître, en géographe, à Chypre, à Aden, et, lorsque l'on aborde la littérature, il fait comme si ça avait été une maladie, un mal, dont il serait guéri, et à jamais. Rimbaud déserte en empochant une bourse après s'être engagé dans la marine Batave, à Harderwijk, un obscur port au nord-est d'Amsterdam. Il débarque et fuit en Inde, troque son uniforme contre un habit de coton, effectue une partie du retour sur un voilier qui manque couler, il a les yeux pleins de mers. Et personne n'arrête Arthur, des Indes néerlandaises à Java, de la Grande-Bretagne au Havre, du Havre à Charleville, en Allemagne, dans les pays scandinaves... Nouveau, Verlaine bref, son passé londonien a beau le regretter, le poète n'existe plus. C'est qu'il y a eu séparation à partir de ce corps, c'est qu'il y a rupture dès qu'il casse sa plume et s'en va chercher l'or, y perdre, en somme, la vie dont il rêvait déjà, poète, et cet idéal qu'il formulait dans La saison. Il avoue la grosse faim d'or, se fixe à Aden, renouvelle son contrat (il dirige des hommes là-bas) et se met en ménage avec une belle et jeune Abyssinienne, aux yeux de café noir, à la minceur seyante qui vous fume de longues anglaises entre de longs doigts, bref, Arthur mime le bonheur, il songe un instant à fonder une famille, se voit père d'un enfant qu'il éduquerait avec la meilleure des vues, qui est d'en faire un homme riche par la science, c'est-à-dire brassant beaucoup d'or, un or gagné à l'intelligence. En vérité Rimbaud piétine entre Aden et Harar, il se photographie, il pose devant la terrasse de sa résidence, il y a ses traits, le regard dans l'ailleurs, et le garde-fou terrible qui le tient ici, les rêves peut-être toujours mais écrasés, mal, quelque chose qui mine et fait se déchirer le vieux noir et blanc. Le 10 janvier 1885, son contrat chez Mazeran, Viannay, Bardey et Cie est prolongé jusqu'au 31 décembre de la même année. Arthur rêve encore: pourquoi ne pas envisager un grand séjour à Bombay ou au Tonkin? Pourquoi pas l'Amérique, le canal de Panama? Vient Pierre Labatut, quarante-trois ans, ancien colporteur établi maintenant en Abyssinie, marié à une autochtone, et qui vend tout ce qui peut se vendre, notamment des hommes et des femmes, des enfants. Il est riche comme Rimbaud voudrait l'être, et il connaît, selon ses dires, Ménélik en personne. Cet homme lui propose un travail, et ce travail consiste à acheter des armes fabriquées en Belgique et en France, et à les vendre ensuite en Abyssinie pour un salaire confortable.                                       

 

« J'ai tous les talents! – Il n'y a personne ici et il y a quelqu'un: je ne voudrais pas répandre mon trésor. – Veut-on des chants nègres, des danses de houris? Veut-on que je disparaisse, que je plonge à la recherche de l'anneau? Veut-on? Je ferai de l'or, des remèdes. »

 

La Saison et Illuminations sont deux petites bibles, plus précisément deux parodies bibliques. Mais il y est aussi question des Upanishads, de termes empruntés au Coran et des diverses formes que recouvre la spiritualité. Ce sont des gestes et des paroles magiques dont Rimbaud se joue et explore à la fois, les mêlant de fêtes païennes et d'un symbolisme riche dans l'ordre de la connaissance. « J'aurais fait, manant, le voyage de terre sainte; j'ai dans la tête des routes dans les plaines souabes, des vues de Byzance, des remparts de Solyme; le culte de Marie, l'attendrissement sur le crucifié s'éveillent en moi parmi mille féeries profanes. » Puis, plus loin: « C'est la vision des nombres. Nous allons à l'Esprit. C'est très-certain, c'est oracle, ce que je dis. Je comprends, et ne sachant m'expliquer sans paroles païennes, je voudrais me taire. »

La scène du Jardin est directement évoquée au début d'Une Saison en Enfer. « Jadis, si je me souviens bien, ma vie était un festin où s'ouvraient tous les cœurs, où tous les vins coulaient... » Quant aux Illuminations, Rimbaud y brouille les pistes, la parodie est là mais elle est moins focale, la profusion narrative, faite de courts récits emperlés, rend la recherche d'un sens impossible, ou disons qu'elle le déplace, l'emmène ailleurs. Et nous sommes libres, pour reprendre Rivière, de ne pas comprendre. Cela vaut mieux d'aller dans le texte sans pensées, sans méandres, sans questions insolubles. Guide égaré.

 

Arthur Rimbaud a réussi, malgré les déboires, à mêler la poésie à la « terre » et aux « pierres », et de manière têtue, prévoyant son départ dans des carnets, partant, tôt, et souvent, puis rompant, souvent également, puis d'une façon plus ou moins définitive si l'on excepte ces lettres, avec la poésie écrite.

Peut-être Rimbaud a-t-il réussi à mêler la poésie à l'exil, comme d'une suite logique – ne pouvant plus rien tirer de ce cadavre. Peut-être a-t-il laissé place à un Arthur poli par son nom de famille, et laissé une tombe, à Charleville, fleurie par des fleurs, puis un nom, fleuri, lui, par des livres – l'exégèse, la somme biographique, quelques romans inspirés par son parcours, beaucoup de redites, beaucoup d'impostures. Les tentatives d'assimilation ressemblent à des tentations d'éradications. Le risque est de faire parler un crâne, d'écrire sur des ossements.

 

Le temps de Rimbaud ne se mesure pas, l'espace qu'il parcourt n'est pas celui que nous connaissons, la tonique est déplacée, on ne peut ni qualifier, ni quantifier les formes qu'il nous propose – pas de sémantique, il échappe à l'étude.

 

Sa chambre d'écriture: le pré d'œillets , la pente d'ombellifères.

 

« Les prés remontent aux hameaux sans coqs, sans enclumes... »

 

« Des fleurs magiques bourdonnaient. Les talus le berçaient... »

 

« Les branches et la pluie se jettent à la croisée de la bibliothèque... »

 

Rimbaud ayant bouté les kilomètres avec sa caravane, ayant plié devant Ménélik, ayant continué les commerces d'armes – Rimbaud dort dans la chambre qui fut la sienne, chez Isabelle, fuyant Marseille et cette punaise de souvenir qui lui reste de la Conception: une jambe, vingt kilos peut-être, et des douleurs qui persistent. Les trajets en train l'épuisent. Il arrive à Marseille, sur le quai c'est un enfer, tant la douleur devient lancinante et rend sa sortie du wagon des plus périlleuses.

Ce qui l'inquiète davantage c'est sa convocation au service militaire, lui qui ne l'a jamais effectué et qui devient pour le coup hors-la-loi, dans la possibilité d'être considéré à nouveau comme déserteur et d'être jugé par un tribunal martial. Il voudrait fuir, revenir à Harar, la ville-fantôme, et il le voudra jusqu'au bout. C'est pourtant un retour forcé à l'hôpital de la Conception où on lui donne de la morphine à haute dose et où il étonne son monde par sa capacité à délirer, à tenir haut son délire. Comme, sous l'effet de l'opium, du haschisch en confiture ou en boule qu'on met dans une pipe, il écrivait, il observait, en savant un peu bizarre.

 

On est frappé par l'instantanéité chez lui, le temps n'est plus du temps, il est pulvérisé, c'est le futur immédiat, on est toujours dans le pas prochain, le pas à venir, et le signe fait bruit, la lettre craque comme une branche dans le bois, on marche, on doit se hâter, le texte invite à ne pas s'arrêter, ne pas faire halte, et à jouer, dans un coup de dé, le futur, avec cet amor fati, cet amour du destin, cet accueillir. Une musique est en œuvre, elle ne donne pas dans le tempo mais dans un bouleversement constant; pour ma part il n'y a pas une voix d'Arthur Rimbaud, ou alors un murmure dans le vent, une marche dans le désert, des paysages qui changent au fil des saisons. Pas non plus de mots colorés ni voyelles, des mots, des sons, des allitérations, du bruit à l'état solide, c'est-à-dire des pages qu'on tourne – des partitions pour l'œil. Faire signe, c'est aussi amener des plages de silence, respirer. Après, un staccato d'Enfer, qui à tout moment avance, se prépare dans les blancs et ne cesse de couver.

Il a cassé les anciennes images, assise en crachant dessus d'un postillon divin la modernité, il a fait le passage. (Beaucoup de poètes, après Rimbaud, sont en arrière, lui sont archaïques, même en l'ayant compris, assimilé: outre les grands poètes la poésie a sans doute baissée, a pris une mauvaise tournure en voulant se débarrasser du classicisme.)

 

« C'est aussi simple qu'une phrase musicale. »

 

 

« Reprenons l'étude au bruit de l'oeuvre dévorante qui se rassemble et remonte les masses. »

 

« Son jour! l'abolition de toutes souffrances sonores et mouvantes dans la musique plus intense. »

 

Les récits cuisent, dans les Illuminations, ils foisonnent, sont suspendus, s'engendrent. Les fleurs, les plantes, le couchant, la lune, les terres, les pays, les boulevards, les îles dans les villes, un amphithéâtre couronné par les taillis, Madame, Hortense, Louise Vanaen de Voringhem, Léonis Aubois d'Ashby, Lulu, forment un roman. Ou un espèce de non-genre, quelque chose qui ne cherche pas sa définition. Où l'histoire, au lieu d'être close, fermée sur elle-même, ouvre au contraire: un livre, un talisman, La nuit talismanique qui brillait dans son cercle. Si l'on écoute René Char: « Avec Rimbaud la poésie a cessé d'être un genre littéraire, une compétition. » Puis: « Le bien décisif et à jamais inconnu de la poésie, croyons-nous, est son invulnérabilité. Celle-ci est si accomplie, si forte que le poète, homme du quotidien, est le bénéficiaire après-coup de cette qualité dont il n'a été que le porteur irresponsable. »

 

 

 *

 

                                                                                                                                    photo: Éric Principaud

 

Prenez un garçon encore pubère, ôtez-lui son père, mettez-lui une mère et des volées mémorables, ajoutez un frère, deux soeurs, la piété dont il n'aura que faire et qui l'entourera toute sa vie, et, si vous êtes cruel, dotez-le de génie puis, par-dessus tout, d'un sens du travail qui alimentera ce génie: si cet homme n'est ni interné dans un asile de fous, ni criminel ou détraqué, il posera, d'un œil oblique, devant Étienne Carjat, s'appellera Rimbaud, et on l'oubliera, même et surtout à travers ses écrits, en en faisant des alibis, des pièces à conviction. Pourtant, beaucoup d'entre nous ont été cet enfant qui se hâte, sous la pluie de janvier, à la recherche d'un porche, d'un abri, s'asseyant ici ou là puis sortant de son sac une pomme mordue la veille, toute desséchée, dont le goût a fané, et qu'on croque jusqu'au trognon jusqu'à s'en faire saigner les gencives. Ce petit prisonnier de dix ans qui, élevant son livre vers la lumière d'une lampe à pétrole comme un rempart de papier, suit des yeux d'autres êtres, d'autres mondes, et se formule déjà un ailleurs. Il part, en un sens. Rimbaud est déjà parti. Sa carcasse figée dans une posture, dès le temps de pause, avant que Carjat croie tenir Arthur. Le bain argentique révélera deux abîmes, deux prunelles faméliques. Le col, la veste, la chemise sont plus vivants que ça.

 

Il n'écrivait pas pour vivre. Ni plumitif ni graphomane. Il traduisait du concret. L’œil est l'organe principal chez Rimbaud. Il saisit d'abord avec les yeux, la main en est le prolongement différé. Rimbaud dévie du flot, vit un drame parallèle, il se trouve un peu tassé dans ce paysage. Les livres sont fats. Quelques-uns mènent à l'étude. Une fois la bougie soufflée, les livres fermés, les pensées se reposent, le corps baigne dans la chaleur de grandes peaux, du noir naissent des formes blanches qui vous attaquent, on ferme les yeux, on se laisse faire par le sommeil, quelquefois on croit chuter, puis on se rassérène, c'est comme une larve qui aurait vécu dans notre sang et se change en volupté, on lâche les rênes du mental, on s'endort..

 

Lorsqu'il n'est pas en train de rêver, Rimbaud s'en va, dans des moues, des expressions qui laissent présager la bile rentrée, l'ondée silencieuse, une certaine esquisse des manières qui le constitueront, à l'époque des salons, entouré de Jean Aicard et des autres, assis, à côté de Paul, feignant de poser pour un peintre acariâtre, le visage sur la main, ignoré de ses voisins de table s'ignorant les uns les autres, les cheveux plus longs, plus venteux, imberbe en comparaison des compagnons portant barbes et moustaches, rougeaud, et regardant sans regarder le peintre, seul là aussi, comme Verlaine et Camille Pelletan, mais plus intense, lumineux. C'est la tache d'or du tableau. Ses yeux sont tout à fait opaques, pourtant quelque chose y danse, comme une présence au monde. On connaît la manière dont ils fixent, mais on ne sait ni l'axe, ni la profondeur de ce qui est saisi, ramené, en quelque sorte, rentré et craché à la fois. Fantin-Latour échoue, Carjat échoue, ils échouent tous. Personne ne sonde cette tête. Rimbaud marche trop vite, surnuméraire. Il a déjà tourné le dos aux dieux. Il peut donc insulter les hommes, d'un « Merde » scandé, souverain. L'équilibre de l'univers en frémit à peine.

 

Mais il est tard. La rue quasi déserte. Une bruine fine tombe comme une bénédiction, et le roman à lire est posé sur la console, là-haut. Demain. On ira trouver l'ivresse au fond du verre, boire le chagrin dans des chopes, se soulager d'un long jet d'or et se meurtrir le ventre avec du lard, des saucisses, des tranches de jambon, jusqu'à se sentir plein, l'estomac bourré de haricots. Oui, demain. On ira.

 

*

 

Mardi 12 mars

NOTRE-DAME DES BRUMES

 

Je ne t'ai pas parlé de mon rendez-vous de la semaine hier soir : elle avait de grands yeux pâles, des yeux d'hypnose. Et plus je la regardais, plus je voyais dans son regard sur moi tout un jeu de sentiments, qui dansaient en son fond. Plus je parlais, plus je savais ce que je lui disais. Tandis qu'elle se défendait de mes attaques en m'attirant, malgré elle. Elle est en même temps le voile qui essuie mon visage et la main qui serre la mienne. Le voile qui essuie mon visage, la fleur, et la passe magique du torero. Pour se protéger de moi, elle m'affronte.

 

Droit dans les yeux.

 

Je ne t'ai pas dit, non plus, pour le papillon de nuit ? Eh bien, avant-hier, à la tombée, il est entré par la fenêtre de l'appartement. Il était splendide, une pure merveille. Je l'ai aussitôt appelé Sa majesté. L'ai regardé voler, un moment, puis se poser, puis voler, encore, et puis il s'est engouffré dans le noir de ma chambre, et plus de trace de sa présence, nulle part. Je me suis dit qu'il avait dû sortir d'ici, par la fenêtre de la salle de bain. J'ai fermé la fenêtre, fermé toutes les fenêtres, me suis servi un grand verre d'eau fraîche, et, comment te dire : j'ai oublié de le boire, je suis parti te faire l'amour. J'en avais envie, depuis des mois, une année peut-être, de te dire des choses en te faisant l'amour. Te dire des choses crues, insensées. Je ne l'ai pas fait. Non, je t'ai fait l'amour, tout simplement, tout sagement, comme toujours, et j'ai eu froid tout d'un coup en repensant au papillon. Je me suis arrêté. Tu as dit « Qu'est-ce qui se passe ? », j'ai dit « Rien... Rien... », et nous avons été séparés par une paroi d'air. J'ai dû m'endormir, ou pas. Je me souviens d'une rêverie, les yeux ouverts, ou fermés, que sais-je, il faisait si noir dans la maison. J'ai eu la pensée d'aller voir à l'appartement, je sentais bien, moi, que quelque chose se tramait, mais. Que veux-tu, avec ce que je fumais je n'en avais pas la force, sûr, certain. Je me souviens avoir pris un café noir vers les six heures du matin, puis d'être revenu me coucher près de toi, oh, sans toucher à un millimètre de ta peau. Tu dormais. Tu émettais comme un bruit. Un bruit si particulier. Entre le sifflement et le son d'un papier que l'on froisse délicatement, à mesure. Mais je voulais en avoir le cœur net : je me suis levé, habillé, ai parcouru les cent cinquante mètres qui me séparaient de mon appartement, ouvert le portillon, traversé le jardin, monté les marches, ouvert la porte, allumé, et là. Là, j'ai tout de suite vu le verre d'eau oublié la veille et, noyé dedans, le papillon. Je me suis dit « C'est pas vrai ! C'est pas vrai ! », et j'ai eu envie de hurler. Et je n'ai fait que hurler silencieusement en moi. Alors je l'ai prise, la décision : la décision de changer de manière de vivre. Parce que je repensai soudain à la manière, justement, dont je ne t'avais pas parlé crûment la veille au soir, en te faisant l'amour. Parce que je repensai à la manière que tu as de si bien ranger tout avant chaque départ et à la manière que tu as de ne jamais, jamais oublier de boire un verre d'eau fraîche, de peur qu'un papillon assoiffé s'y noie. Et j'ai pensé : le papillon, c'est toi – le papillon, c'est moi – le papillon, c'est nous.

 

 Le papillon flottait comme une fleur sur l'eau. Ses ailes, sa tête, on aurait dit un masque nègre. Signé de quatre yeux. Comme on n'ose pas toucher à quelque chose de sacré, je n'ai pas osé le toucher. Il se serait arrêté si je l'avais fait. Arrêté de tourner imperceptiblement sur l'eau. Et de mourir définitivement. Il était le témoin de cette présence au monde, toujours trop près, ou toujours trop loin. Son arrêt c'était l'irruption d'une fin, d'une mort. Une aporie.  C'était le seul ersatz qui nous était donné pour vivre et justifier notre vie, dont tout le monde savait qu'elle était un leurre, et que nous étions condamnés, de toute façon, à écorcher les éléments, tuer des animaux et des hommes, pour se nourrir, pour arriver, et sa vision arbitraire et capricieuse comme un accident  était là pour nourrir notre nostalgie, notre manque. Notre seule raison réelle pour résister, exister, dans un monde devenu incompréhensible, une énigme, malgré des éclats de lumières, comme les dessins lumineux des ailes du papillon. La vie est un souffle... L'haleine des morts.

 

Voilà, le chat s'est approché, voilà, il m'a senti, a senti le verre, avec dedans le papillon noyé, a senti la relation entre le verre, le papillon et moi, a eu de la mort partout dans les yeux, il a l'habitude, lui, avec toutes ces mouches qu'il tue, à longueur de journées, ces mouches qui s'égarent dans la maison, comme des papillons – il a l'habitude me suis-je dit, et je l'ai caressé, lui dont j'entendais la voix de jeune chat dans la cage d'escalier, pleurer, m'appeler, « reviens-moi » disaient les pleurs, quand je m'en suis allé te faire l'amour une toute dernière fois, comme pour n'être qu'à lui, comme pour lui revenir pour toujours, au jeune chat – mais que faire du papillon ? La question tourne à vide dans ma tête, mêlée à la douleur, douleur due à cette maudite dent qui a tourné il y a trois semaines de cela, et moi qui n'aie rien fait pour la réparer, « rage, désespoir, vieillesse ennemie » disait la dent, et, moi, moi te regardant te retourner dans ton lit je retourne la question et dis en moi-même : « que faire de la question ? », oui, que faire de la question puisqu'elle est au monde, si ce n'est la cacher, comme on pourrait se cacher, soi, à sa vie, sa mort, comme on pourrait. Penser au chat soudain. Soudain se dire que le chat est seul avec la dépouille. Que le chat la veille peut-être. Le veille comme un Anubis. Le cœur pèsera-t-il autant que la plume ? L'enfer est-il brûlant, ou glacial ? Pleure-t-on les mêmes larmes qu'ici, là-bas ?

 

 

Non, si je ne t'ai pas parlé de tout ça, c'est que derrière le papillon il y avait autre chose, derrière le rendez-vous de la semaine autre chose aussi, comme un autre rendez-vous, jamais donné peut-être, par personne, probablement jamais tu m'entends, ni par toi, ni par elle, ni par le papillon – rendez-vous quelque part, Dieu sait où, pour quelque chose, Dieu sait quoi, que je ressentais partout, tu m'entends, partout derrière chaque chose, comme si quelqu'un d'autre m'attendait, mais je ne voyais que moi, moi, toujours moi, partout, derrière chaque chose, chaque être me condamnant ou faisant allégeance, selon elle, lui et moi, selon le jour et l'heure, ouais, toujours moi, partout, tout le temps, à me regarder passer dans la rue, à me siffler, me défier, me bagarrer, me beurrer l'œil de noir, me saler, me bouffer et me rendre et m'arrêtant, pour dormir, d'un œil toujours, puis recommençant, écrivant, c'est-à-dire étant écrit, traversé par quelque chose de plus vaste, beaucoup plus vaste que moi, quelque chose qui ne disait pas son nom, jamais tu m'entends, tu m'entends, vraiment, ou c'est encore moi ? Si tu m'entends, sache que j'ai toujours été là au rendez-vous. Mais, là où je me rendais il n'y avait que moi. J'ai marché dans la lumière et je n'ai vu que des ombres, écrivait le mélancolique. Et, lorsqu'il croyait me fuir, je le suivais. Et lorsque je croyais le fuir il me suivait. Ou derrière ou devant. J'ai marché dans la lumière et je n'ai vu que des ombres. 

 

*

 

Lundi 11 mars

                                                                                                                                 photo: Éric Principaud

 

LE CHANT DES GRIVES

 

1

 

Entre systole et diastole

un mot qui manque à la langue

 

C'est cet innommé qui mange

le cœur des anciens enfants

 

La femme le dit en son geste

d'entourer ses lèvres de noir

 

pour le silence du baiser

 

2

 

Une fois baisé le silence

un trois fois rien de haine

 

dans l'apnée des baisers

Les châteaux éphémères

 

que l'homme-enfant a bâti

et les galeries de l'être

 

qu'il croyait dire en poème

 

3

 

Une lettre d'amour plongée

dans l'eau d'une fontaine

 

Les mots quittent un à un la page

en volutes violettes

 

jusqu'à la fleur du sens

une froissure vierge

 

une tache immaculée

 

4

 

Une main mimant l'oiseau noir

plonge dans l'eau des signes

 

Elle arrache le poisson du sens

et le transforme en poison

 

L'oiseau n'est pas un oiseau

mais l'homme qui croit voler

 

De vol il en est question oui

  

5

 

À la femme on arrache

un petit corps mortel

 

issu d'un crachat blanc

dans un œil fécondable

 

Dans la cour hâve et morne

du grand hôpital

 

on entend un pleur aller venir

 

6

 

C'est peut-être un futur faucon

Dans ses yeux de singe savant

 

la mère y noie ses larmes

Car elle n'est plus la femme

 

elle est l'amère L'amande

qu'elle a dans l'œil est vide

 

De vie elle n'a que ce petit

 

7

 

Quand il sera assez grand lui dire

les mots qu'il lui a dits

 

Les bijoux qu'il a volés

comme une pie volerait

 

Avec une sagesse de sphinge

lui dire que c'était lui le singe

 

Que ses signes étaient singeries

 

8

 

Moucher la flamme et dormir

Vendre l'amour ou mourir

 

Mais il est revenu l'homme-tigre

Ses paroles l'ont nourrie

 

les paroles de sa bouche

Un baiser sur la joue

 

« je peux à nouveau souffrir »

 

9

 

Tous les jours des baisers s'envolent

que sa main vient attraper

 

pour les plaquer contre sa joue

or sous le crépi de vie en rose

 

d'argent est toute parole 

le silence est d'or cousu 

 

sous l'hypnose des yeux un grognement

 

10

 

La religion de la mante

elle a tôt fait de mentir à l'amante

 

quand elle réinvestit son corps

même sans son assentiment

 

les sentiments s'entre-dévorent

et c'est l'amant qui mord

 

et c'est le râle du cruel

 

11

 

Une nuit aux yeux de louve

son corps de marne rousse

 

à la marne retourna

Parce que l'animal avait

 

retrouvé le chemin de l'homme

Parce que l'homme avait

 

abandonné l'animal en lui

 

12

 

La mélancolie marnait dur

Le ciel se serrait Il avait froid

 

Lèvres gelées par le crime

remords élastique peau grimée

 

pareille à celle du renard

il navigua vers des pays

 

de nard de safran de henné

 

13

 

Soudain ce ne fut plus la souffrance

mais une respiration nouvelle

 

à l'étroit sur d'autres sols

il devint bête traquée

 

petit être insane et laid

Il se détourna de Dieu

 

et vécut dans son propre cachot

  

14

 

Pour vivre cachés vivons heureux

Ni heureux mais caché

 

animal anonyme de l'autre

on lui fit un peu ce qu'il

 

avait fait Maintenant moins

qu'une bête il soutenait

 

que la haine est le seul soutien

 

15

 

Un jour les frôlements d'un chat.

Un autre le chant clair d'une grive

 

qui comme lui paraissait invisible

Ce ne fut qu'après quelques années

 

qu'il comprit enfin ceci

la grive le chat c'était lui

 

Il grogna, un peu, puis se mit à chanter.

 

*

 

Dimanche 10 mars

                                                                                                                                        photo: Éric Principaud

 

À un mystère bleu et blanc

 

 

 Je vous écris ce soir pour vous dire combien tu me manques.

 

Le soir est lourd d'octobre vois-tu,

 

la lune étire déjà son squelette, tout est froid, inachevé, mais je n'ai pas pleuré aujourd'hui non,

 

j'ai gémi, j'ai crié parfois, pas pleuré, non.

 

J'ai pensé à vous pourtant, et je me suis caché, encore.

 

Oh oui, j'ai pensé à vous, et vous vous n'êtes pas venue.

 

Devrai-je toujours le cacher, ce soleil-là que vous m'avez donné une nuit ?

 

Je ne sais pas.

 

Ce que je sais c'est que, quand la nuit vient comme un loup pas à pas sur ma peau,

 

je pense à vous, je pense à toi,

 

et que pour dire cela j'ai tous les mots,

 

tous les mots sauf ton nom,

 

car jamais toi tu ne me l'as révélé.

 

Aussi louvoyé-je entre vous et tu,

 

depuis que ce maudit bateau est parti pour la brume

 

moi ce que je sais, moi tout ce que je sais,

 

c'est que je suis la pluie depuis,

 

et tous les jours depuis deux ans c'est octobre,

 

et tous les jours c'est le soir,

 

et la lune étire déjà son squelette,

 

impensable, misérable squelette, ô.

 

Ô mais moi j'avais d'autres rêves pour notre vie.

 

Oui.

 

Maintenant,

 

à jamais,

 

ici,

 

là-bas,

 

ce sont deux vies.

 

Rien que deux vies.

 

 

 

 

 

 

Quand bien même rêverais-je d'une phrase

 

qui ferait le tour du monde,

 

y serez-vous encore, en ce monde,

 

avant que le point l'achève,

 

le point qui sera comme cette parole

 

jamais prononcée,

 

et que j'ai vue s'effacer de votre bouche,

 

sans en pouvoir déchiffrer un traître mot,

 

mais une ou deux lettres à la volée,

 

sans savoir, là non plus, si c'étaient celles

 

du début ou de la fin de vos mots,

 

ni s'il y en avait plusieurs, de mots,

 

ni s'il serait seul, debout sur vos lèvres,

 

le jour de ta propre mort,

 

ni si tu ne le diras jamais, qui sait ?

 

 

 

Entre systole et diastole

 

un mot qui manque à la langue.

 

C'est cette innommé qui mange

 

le cœur des anciens enfants.

 

La femme le dit en son geste

 

d'entourer ses lèvres de noir

 

pour le silence du baiser.

 

Le caillou jeté à l'eau,

 

et l'eau, qui n'est pas de pierre,

 

apaise le drame par les cercles.

 

Ou l'eau n'a pas de cœur,

 

ou son cœur est partout.

 

La main est vide maintenant.

 

 

 

...

 

 

 

Aussi bien qu'il fait froid ce soir,

 

aussi bien une femme qui était déjà Vous

 

m'avait annoncé Vos présences

 

qui m'annonceraient Votre absence.

 

Pourtant, ce soir, quelque chose roule comme un œil

 

roulerait sur lui-même en me regardant,

 

toujours de biais, toujours à la loupe,

 

un œil noir de Vous – Votre œil, madame.

 

Il est toujours là – aura toujours été là –

 

je l'ai toujours senti faire ses cent pas sur ma solitude lovée sur elle-même –

 

c'est-à-dire sur Vous.

 

Plongerais-je ma main dans ma poche que l'œil serait là –

 

regarderais-je ailleurs que l'œil  serait là –

 

fermerais-je les yeux que l'œil  serait là, encore, et encore...

 

Tout à l'heure j'ôterai tous mes habits –

 

tout à l'heure j'ôterai tous mes bijoux –

 

l'œil me regardera fondre nu sur la ville enneigée – j'aurais la paix, peut-être –

 

peut-être aurais-je la paix une fois mon cœur dévoré par les fous,

 

une fois mes yeux éteints, et, qui sait ?

 

je vous rejoindrais, madame.     

 

 

 

...

 

 

 

C'était un soir lourd d'octobre.

 

La lune étirait déjà son squelette.

 

Et le silence aussi était muet. Oui.

 

 

*

 

Samedi 9 mars

                                                        photo: Éric Principaud

 

Elle l'appelait Nuage,

il ne faisait que passer

 

dans son corps qui était à elle,

dans le ciel qui était à elle.

 

Cette ombre qui la suivait,

elle l'appelait Nuage.

 

Elle ne faisait que passer.

 

Elle s'habillait de cheveux

de petits gestes cassés.

 

Tout comme vont les anges

Nuage, tricot échancré,

 

brisa une noix dans son poing.

Il ouvrit en long sa main

 

et montra à Florence

 

le doux sous l'écorce épaisse.

Florence mangea toute sa main.

 

Nuage, pauvre d'une main,

le cœur content, l'âme fraîche,

 

savait comme périr est doux.

Il imagina les gestes anciens.

 

Il était venu d'on ne sait où

 

pour devenir un peu de rien.

Dans son carnet de peau il

 

envolait l'immobilité,

il fixait des vertiges.

 

La beauté dallée des parcs,

les amies de passage,

 

il connaissait par cœur,

 

il était maître en tout, partout.

Savait pleurer tout aussi bien,

 

se poser là comme une erreur.

Les matins ne sont jamais les mêmes,

 

et l'ombre pour elle un bonheur :

parti au mois le plus doux,

 

Nuage fut appelé malheur.

 

Enfin, Florence marche vers lui,

les mains nues, bras tendus,

 

et soudain le soleil disparaît.

Mais c'est pour la grâce qu'il lui donne

 

qu'elle appellera toujours Nuage

d'une cabine sur l'océan

 

raclant le fond de leurs phrases.

 

L'ombre n'est pas la nuit lente

les nuages vont plus vite.

 

Dans des escaliers d'haleines

il l'embrassera à mourir.

 

Puis ses mains joueront sur son corps

et elle se fera violoncelle.

 

La ville est un décor

 

pour les amours meurtris.

 

Nuage a beaucoup ri,

il a beaucoup trop pleuré.

 

Un jour, un jour il est parti,

comme les fleurs en hiver.

 

Florence de ces années

garde un goût de pluie et d'oliviers,

 

un goût de cendres fraîches.

 

Elle l'appelait Nuage,

il ne faisait que passer

 

dans son corps qui était à elle,

dans le ciel qui était à elle.

 

Cette ombre qui la suivait,

elle l'appelait Nuage.

 

Elle ne faisait que passer.

*

 

Vendredi 8 mars

                                                                                  photo: Éric Principaud

 

Si tout avait été dit,

tout serait clair, sans mystère.

 

On héberge en son cœur

une part d'ombre délimitant

 

la lumière. La libérer,

c'est déposer son orgueil

 

aux pieds de l'ange du destin.

 

*

 

Le ciel se retient de pleurer.

Il lui faut l'épaule d'un mont.

 

Pour verser le froid d'une larme.

Le soleil est comme un loup

 

de velours derrière les nuages.

On porte sur soi son cœur

 

que l'on risque dans l'écart des mains.

 

*

 

Où est-elle ? Elle se peint rouge

les lèvres. Où vit-elle ? Dans son sang,

 

idéelle, dans l'eau rousse en allée

des canaux. Dans quelle ville ?

 

Dans la ville noire. Avec

quelques étoiles mortes,

 

ô mais tressées en panier.

 

*

 

La mine émeut le papier,

puis c'est le cœur qui se froisse,

 

le blanc fissuré de signes,

comme des taches de mûres sauvages.

 

Ou comme des silhouettes d'hommes

qui marchent sur l'étendue,

 

le cœur glacé, l'âme poudreuse.

 

*

 

 

Et le silence est mon frère.

 

*

 

Donne la parole à la feuille.

N'enlève pas sans amour.

 

*

 

Mais les foudroiements d'oiseaux.

Le ciel. Une piste de danse.

 

Regretter le coquelicot

et les couchers de soleils

 

regretter la saison rouge.

 

*

 

Il était un homme, une fois,

qui, au paradis des yeux,

 

s'assit au bord de la source

et peignit quelques galets

 

pour ne pas vivre enchaîné :

sa mort attendait d'entrer

 

qui le suivait comme une ombre.

 

*

 

Une barque a porté ma soif.

L'eau pesait son poids d'obscur.

 

Un chemin resterait-il,

quand la terre couvre son épaule ?

 

J'ai fait des tresses à ma peine.

J'avais au cœur un espoir :

 

que le ciel fût un regard.

 

*

 

Un jour, les chemins marcheront.

 

*

 

 

 

Jeudi 7 mars

                                                                                                                                          photo: Éric Principaud

 

« Et dormir dans l'oubli tel un requin dans l'onde. »

Charles Baudelaire

 

*

 

Mercredi 6 mars

                                                                                                                                         photo: Éric Principaud 

 

L'oiseau bleu, que n'a-t-il que tu n'as point, petite femme, arbrisseau

de Vie, de Révolte ? Jadis. Jadis la chevelure d'un être mi-homme, mi-

 

dieu, que cette mélodie est triste – pourtant – portant son nom plus haut

vallées des Maures était ce chant – n'a plus d'asile, de voix aussi forte

 

qu'Elle, dont seul le noir des yeux, seul le noir – et l'oiseau prophétise –

n'étant plus le seul, l'unique pour cœur absent – les cœurs de briques – les

 

châteaux éphémères, le cœur d'enfant, près de la tour, de la tour, et chaque

coucher de soleil est d'un Peintre au Couteau – mais au Couteau touche

 

après touche – je suis dans l'incise, dans le double visage pierreux couchant

son ombre sur des tapis vert tendre tendre – la Vie, comme elle va, la Vie –.

 

L'Indicible-Vie. Qu'avant on croyait morte – plus de On, tu dans la Splendeur.

Car Toi, grand cerf des mers et absence verte – petite eau quand tu restes.

 

Car Toi, tu n'es plus seul(e) – qu'avant on croyait mort(e) – Ta Vie, Vie Tienne.

Au large des îles – Ton sang soleilleux – soleilleuse ta raison d'être – qu'avant

 

Tu ne croyais pas. Rentre, s'il-te-plaît – rentre s'il-te-plaît j'ai froid pour Toi,

je veux pleurer pour Toi des larmes de lumière femme-plus-grande-que-la-mort –

 

louve des mers et autres voyages. Dans le bleu des fumées, détail. Dans le bleu.

Qu'avant on croyait vide vie de rien et chaque pas de plus un au-revoir. Là.

 

Là est le simple, le Mystère. Qu'avant on croyait nul. Notre Vie. Notre Corps.

 

*

 

Il y a quelque part un fleuve

refusant de se donner

 

à la mer. C'est le plus beau.

Pourtant il ne le sait pas.

 

Là est le simple, le mystère.

Depuis la rive je le vois

 

dans la distance annulée.

  

 

*

                                                                                                              photo: Éric Principaud

 

Un ange qui ne croit pas en Dieu – j'ai dit : un ange qui ne croît pas.

Ne croît. Pas. Aucun diamant aujourd'hui – parti bien avant le couchant.

 

Sans sang. Au large des îles Sanguinaires – sera brûlé le Feu. Avant.

J'avais avant une aube à langer – sur une petite cuillère – mais avant.

 

Au large des îles, des grands champs de blé – les blés seront broyés,

tout comme. Les hommes. Au large des piles grands tournois d'embruns,

 

une flotte de six navires et canons latéraux pour – toi pirate-de-l'étoile,

toi la toile. Et sa robe d'organdi à six mesures si douce au toucher te

 

remonte. Tu, toi. Toi, tu, au large des îles, immenses champs de colza.

Un chat dort. Tourné en boule. Tel un gris de pluie. Mais à la fenêtre, la

 

fenêtre. Gueule bée de l'abîme. Sou, et que passe la petite souris, que rit.

Avant – j'avais avant une aube à langer – sur une petite cuillère, oui.

 

Et qu'avant dans les veines le sang refluait, allait battre le sacré Cœur.

Dame de pique, roi de trèfle, doigts de dieu sur la console – l'écritoire.

 

Qu'avant on disait vierge. Ne serait-ce que pour conquérir ce blanc à

tout ce noir vicié. Qu'avant on disait noir si seulement, si seulement n

 

oir . Au large des îles Sanguinaires – la nuit aura sombré – les Couleurs...

 

… mais, les Couleurs. 

 

*

 

Mardi 5 mars

                                                                                                         photo: Éric Principaud

 

Mais revenir – au tronc nu – à la souche – l'écriture jaillit toujours,

même source – ébats de canards sauvages la nuit sur eau de Sorgue,

 

Oh. Les buveurs de lunes vont – tirant char de lumière la Ténébreuse –

la Ténébreuse – O. Cache le h dans ton nom – ellipses d'oiseaux –

 

je t'aime, dit ma vie – je t'aime, et je ne veux que toi, la pente, la pente.

Monter – tintant cuillère – dans le feu des gestes monter – tas de temps,

 

amertume de Joie j'ai dit – Joie, j'ai dit – ne dispense plus de peines – mais

on de brumes, cimetière marin, Cimeterre... D'A., la mèche venant man

 

ger au front – le bleu-gris des yeux où nager est si doux à la lumière

du jour – il nous faudra du jour une – épreuve – un lavis – une eau-forte –

 

mais une eau forte, musculeuse, déborde de partout – place des Enfers –

au large des îles Sanguinaires – les couleurs seront brûlées au feu du doute –

 

pose – la question la plus nue – mains dans les poches – et feu le doute –

est la réponse pose – la question dépose – au centre – mais, le centre – nue,

 

la Vie, comme elle va ici – tous les Ainsi soit-il, rien dans les poches, l'âme.

Au large des îles Sanguinaires – la flambée est là-bas, voguant un peu

 

Corsaire de l'eau-de-l'âme-en-sa-droiture, et courbe parfois, si courbe que

c'est le ô, la lame – c'est le buveur de calva qui rentre chez lui au soir,

 

son poing, serré, froissant un pan de flanelle – et le ciel est un grand paon. 

 

*

 

Lundi 4 mars

                                                                                                                                       photo: Éric Principaud 

 

Au large des îles Sanguinaires – les couleurs seront brûlées.

Elle. Reine de solitude aux gestes d'eau heurtée – mais heurtée.

 

Comme avant on brûlait – chaumes, seigle, faim, soif au ras de l'ô.

Et j'écris sur vos lèvres – la fin, le son du cuivre martelé oui –

 

mais chaque fois la Nuit me mène à Vous – un ange – j'ai dit : un

ange – lit le Livre des rois. Épître n'a plus d'absolu – dans l'Absolu

 

reviens, arbalète de nerfs. Reviens vivre tes rêves porter tes cendres

sous un crépi de vie en rose oui – je t'ai cherchée, vie mienne - main

 

tenant que je t'ai – d'un seul tenant – souffre pour moi mon ombre mais

mon nombre – réduit à un silence indivis – il marche, ce môme aux yeux

 

de sel agrandis par la faim crève son cœur crève bouffe son cœur

comme chemise qui se gonfle comme voile sous le vent singulier mais

 

chaque aube chaque geste vers l'aube est de ténèbres lumineuses.

J'ai inventé la mer – j'ai tout réinventé pour – d'un plongeon forer

 

ciel traversé – éclaboussures – or bleu de nuit – ne bougent pas d'un ciel

collé aux yeux – l'art rétinien, la Peinture – les Images quand toi-l'étoile.

 

Quand toi-l'étoile tu décides pour Nous – Sexe – balafre profonde léchée

dedans – revenir au-dedans – le ventre – creuser le ventre de la Chose

 

(et le Dasein?) qu'avant on croyait mort si souvent oh – trop souvent.

Signe-la de ton sang – cette adorable qui éclaire ton visage – dans l'orfroi

 

cousu de lumières – dans l'orfroi les yeux des arbres cent pupilles dorées –

pèsent sur la basilique – pèsent sur la basilique – la maison du dieu.

 

Seront brûlées les couleurs – au large des îles Sanguinaires...

 

*

 

Dimanche 3 mars

                                                                                                                                        photo: Éric Principaud

 

La souveraine

 

Les couleurs seront brûlées – au large des îles Sanguinaires.

Rouge soleil sait aussi dire – un pont, une aubaine de silences.

 

Six lances jailliraient – utiles à tout, à la réorientation des astres.

Dans le flanc de quel christ d'eau douce – rejoignant la salaison.

 

Saison de brûlures plus chaudes que l'eau – de tels maritimes travaux.

De telle absence à consoler – une main à l'autre bout du monde, posée.

 

Salomon lit par-dessus ton épaule – le Livre des rois. Dans la galette,

la fève est seule, elle est la seule, la même – l'espérée. Dit le loup.

 

Qui te caresse toi femme-plus-grande-que-la-mort – cerf de mer et louve.

Qui te caresse, poignets brillants d'écorchures – avants-bras tatoués.

 

Au large des îles Sanguinaires – l'enfance aura raison, oh. Petite eau,

petite écorce, je t'aime, dis-tu – et le pont n'a qu'une jambe pour tout dire –

 

mais la dire, dans la lumière, la lumière – saturée d'illuminations profanes.

Avant. J'avais avant une aube à langer – sur une petite cuillère –. Avant.

 

Ta poésie m'a fait mal – c'était du silence à verser – dans du silence –

et la chambre est pour une seule stance l'isoloir des anges – versant

 

silence dans vacarme – NEUTRE – le signe m sur la peau des belles –

le signe m subjugué d'amour, la treizième, la première, la dernière,

 

la lame de tout amour. Ne te mets pas à genoux, prie debout, mais debout –

 

*

 

Samedi 2 mars

                                                                                           photo: Éric Principaud

 

Étoile étoile étoile

 

Un soir, j'ai vu un homme entrer dans le restaurant où je dînais et s'adresser au serveur en ces termes : « J'ai trouvé la Ka'aba ». « Elle est à quatre milles kilomètres d'ici », dit le serveur. « Je l'ai trouvée en mon cœur », répondit l'homme, et il s'assit à sa table habituelle pour dîner, seul. Le serveur enchaîna : « Je l'ai touchée. Elle est noire. On dit que ce sont les péchés des hommes qui l'ont assombrie. » L'homme commanda un verre de vin rouge. Je me mis alors à tenter de reconstituer un fragment du Roi du monde, de René Guénon : « … chez les Sûfis, le vin symbolise la connaissance ésotérique, la doctrine réservée à l'élite et qui... », puis je pensai à Hâllâj, 'Attar et Rûmî, mes trois étoiles soufies. Pensant à Rûmî, je pensai au maître du maître, Shams de Tabriz, et à cette fulgurance de Rimbaud : « La vraie vie est absente. Nous ne sommes pas au monde. », car c'est en se révélant vie véritable puis en n'étant plus présent que Shams est le plus présent. Je parle ici de cette présence de l'absence par la langue de poésie, chez Rûmî. Après la rupture, il a trouvé Shams en son cœur. Il a trouvé l'ami intime. Il s'est mis à chanter. Il y eut union, puis séparation, mais c'est de cette séparation même qu'est née la création, l'action du poème. Pour eux deux, l'amour ne sera plus seulement le visible, mais l'invisible manifesté. Ce qui a été caché l'a été en pleine lumière. Dès lors, il lui faudra (à Rûmî) séquencer cette lumière en autant de fragments, pour ne pas qu'elle explose à la figure de qui entendra. Dès lors il lui faudra affirmer par l'affirmation, là où il semblait affirmer par la négation avant la rencontre décisive. Rûmî, tout au long de son œuvre, que fait-il ? Eh bien, il nous parle d'amour. C'est-à-dire de Dieu. C'est-à-dire de l'homme. Du fait que « l'amour est sans chagrin au cœur même du chagrin ». Du fait que « la joie est cachée sous le chagrin ». Il y a un trésor au fond de cette phrase, et c'est la Joie. Elle a été enfouie. Rûmî la révèle et ce faisant, nous révèle à nous-mêmes. Je songeai également à ce poème de Hâllâj, dans son Dîwân :

 

« J'ai à moi un ami,

je le visite dans les solitudes, présent.

Tu ne me verras pas Lui prêter l'oreille, pour

percevoir son langage par bruit de paroles.

Ses paroles n'ont ni voyelles, ni élocution,

ni rien de la mélodie des voix.

Mais c'est comme si j'étais devenu

l'interlocuteur de moi-même, communiquant

par mon inspiration avec mon essence,

en mon essence.

Présent, absent, proche, éloigné,

insaisissable aux descriptions par qualités.

Il est plus proche que la conscience

pour l'imagination, et plus intime

que l'étincelle des inspirations. »

 

et je songeai soudain à ce passage du Mathnawî, où Rûmî nous explique que celui qui parle, celui qui a pris la place de Hâllâj, c'est Dieu, c'est le Réel. Hâllâj a été annihilé. Le Réel peut frapper. Dieu peut parler, ceci à travers des lèvres humaines, sous une apparence humaine. Cette révélation, chez Hâllâj, est celle du divin en lui. Elle n'est pas différente en cela de la révélation que reçoit Rûmî. Elle n'est pas différente en cela de celle de tous les grands mystiques, mais elle a des variations infinies. Son thème est celui de l'Un, de l'Unique. C'est la nuit et le jour, le cœur et l'absolu tout ensemble. C'est la Ka'aba...

 

Le serveur apporta son repas à l'homme qui avait fini son verre de vin et, avant de sortir, son repas bien emballé sous le bras, l'homme dit au serveur : « La vérité n'existe que si tu y crois »... Le serveur fut troublé. Il se dirent au revoir. Je me levai, payai ma note et sortis du restaurant, saluant le serveur. La nuit était belle, lumineuse. Je rentrai chez moi et allumai une cigarette. Ouvrant la fenêtre, je saluai, d'un geste de la main gauche, mes sœurs, mes reines – mes trois étoiles. Puis j'ouvris un carnet et, au bord du papier, je me penchai vers mon cœur. Je regardai en-dedans. Exactement là où le trésor se trouve. 

 

*

 

Vendredi 1er mars

 

Récit(s)

 

Matin – toucher ce corps auquel on ne croyait plus.

Trois chevaux sauvages arrêtés en pleine course.

 

Les dalles, les barreaux de la fenêtre, une maigreur

lumineuse brille, corps ténu, fragile comme un amour.

 

L'angoisse était dans la brume, le gel, toutes ces images blanches.

Une seule goutte empoisonnait l'eau quotidienne.

 

Elle rôdait dans les entrepôts où il fallait des bras.

 

S'infiltrait insidieuse dans la soupière du réfectoire.

Elle crevait de malemort ou d'elle-même.

 

Fleurs de bourrache et bouillon d'orties, fèves;

à ce vert épais – tirer la langue.

 

Espacements d'arbres des deux côtés du boulevard

neutralisés par la vitesse, avalés.

 

Comme. Tant de fois. L'enfance n'aura pas été

vécue. Un miroir qui se brise c'est sept ans sans se voir.

 

L'image d'un homme se multiplie sur les tessons.

D'une fenêtre qui claque et des barreaux qui retiennent.

 

Mais d'un cri porté longtemps en soi.

 

 

 

Des bribes, éclats de voix patiemment recomposés.

Écrivent le récit. Racontent. Comment tu es tombé(e).

 

Le récit d'un autre qui dans une chambre a passé sa vie.

Le nu est sorti du tableau. Son empreinte barre le vide.

 

Ils se fuient en s'épousant.

 

Dans le fond de l'œil la corolle s'est ouverte.

Un papillon de sang bat sous la paupière.

 

Incarnat. Poussière, comme du sable

que les nuages ramènent des déserts, lâchent dans un ciel rose, boue.

 

 

 

Sur les collines de mer le foc veut déflorer l'horizon

 

cette blessure intime dans le poème

 

 

 

carrières immenses, où des essaims d'ouvriers

arrachent à la terre ce qu'elle cachait de plus beau.

 

Brillent les os sous l'humus, l'herbe devient la liane

la peau tannée jusqu'à son cuir sur le lit le portemanteau

 

d'une chambre avec fenêtre sur ce qui obsède le visiteur:

un ciel délavé, mouillé comme un œil, allant du gris clair

 

au bleu pur, sans être jamais remercié

 

 

 

comme chaque jour depuis que je viens ici

le soleil prend à la vitre comme un reflet

 

c'est la naissance d'un astre dans le sale du carreau,

le ploiement d'une mémoire où vous parliez proche.

 

On lit l'envol dans mes yeux lorsque je pense à vous.

Lacunes du verbe quant à montrer précisément, et

 

j'écris comme si j'avais un retard définitif sur les mots

 

sur les morts

 

 

une odeur d'hôpital ramenée sur ma peau

je ne parlerai plus de tes mains comme d'un baume

 

la différence entre les eaux du sommeil

et l'absence palpable partout alentour,

 

des moineaux se disputent la faim tombée bas

les mots travaillent dans le blanc des pages

 

des heures s'additionnent à vivre par la rature

le haché menu de chaque jour, le pain, la huche.

 

Bientôt viendront les morts de l'humanité

relayer les vivants

 

peindre la mer en nuit.

 

Sa phrase sèche comme l'ossature d'une vague.

La nuit a des plafonds où les ombres dégorgent.

 

Des fenêtres sur un fleuve, même invisible,

sur des grues tranchant le ciel en lamelles.

 

L'enfant donnait des poings contre les vagues

qui s'en vont s'écrouler sur les berges

 

dégoutter en écume

nous étions cet enfant de toute notre chair

 

 

 

aujourd'hui les grands oiseaux s'affolent,

l'action se situe derrière les murs de nuages,

 

où ils perchent, d'où ils descendent

la blancheur des flocons

 

à la fenêtre, comme d'une tour dégagée

quelques vols furtifs s'alignent sur une séquence

 

l'horizon saturé

mes yeux se jettent au fond de leurs cercles

 

 

 

Après la pluie que l'enfant désigne,

quelqu'un se précipite en bas. Un autre accourt.

 

Un homme, souffle et énergie coupés net,

et d'autres, s'interdisant de regarder, mais qui par curiosité

 

tentent l'œillade. Ce ramassé informe qu'est le corps.

De l'énergie: le corps a cassé, plus aucun battement.

 

Et puis moi qui ne peux plus appeler les morts.

Parce que quatre mains tenant ensemble. Le ô dans la vie.

 

 

 

Une main tracera d'autres boucles, dans le peu d'air.

D'un geste d'oiseau. Sur l'image la montagne est un trait.

 

L'altitude un pic. Au-delà, la liberté de l'aigle royal.

Je manque d'oxygène quand lui se laisse planer.

 

Vers sa destination aléatoire, au rythme de la vue,

de l'odorat. Jusqu'à piquer son vol, saisir sa proie.

 

La dévorer. Sur un rocher. Lisser ses plumes.

 

 

 

J'ai égaré ton étoile parmi toutes; j'ai ou

blié ma main gauche sur ton front ta joue.

 

 

 

Tage

 

J'ai mes mains pour toute l'eau du fleuve;

mon ombre jette un voile gris et passe,

 

d'autres qui sont des bêtes sauvages ont passé là,

moi j'habite plus loin, et une femme sculpte mes fumées.

 

J'entretiens un puits qui me ressemble

je lave l'idée de soleil, je la raye en sa surface.

 

La noix ciselée puis brisée dont le je se sustente.

Le grenu de la toile. Tresse d'un millier de vies.

 

Plus légère, plus cassable et corvéable que mes fumées.

Alors, retourner au puits, aux tas de pierres (il faut

 

les guider, les sans-paupière, les démunies),   celles-là mêmes.

 

 

Je ne fermerai plus mes yeux. Ne battrai plus d'un cil.

Ne bougerai plus d'un ciel. Nous serons chienne et chien.

 

Tu seras de nouveau à toi-même, ma femme d'albâtre,

ma statuette.

 

 

 

quand le fleuve va d'un pas sûr vers son intériorité.

Quand, les bateaux. Tâtonnent vers la mer intérieure.

 

Et plus loin, je n'imagine rien, l'océan.

 

Des courbes plutôt que du plat, ma rue, notre rue.

Soleil rudoie, nuit à présent. Mes mots sont étroits.

 

Ça me frappe, comme le fleuve se donne à lire. 

 

On passe au contre-jour, au mur blanc avec fenêtre.

Par là, les cargos transportent, avançant sur l'eau,

 

semblant immobiles. Rumeurs courent autour de toi,

 

la ville est un flacon. On sent l'haleine de Pessoa.

De personne. Absolument la ville.

 

Fleuve est celui qui s'accoude, regarde le fleuve.

 

Tage est celui. En ses courants, ses sirènes.

  

 

Au-dedans. Voir au-dedans. Vulve de temps.

Humidifier son cours. Grave en-dedans. Parois.

 

Je fais le fond de l'œil. Pour laisser les eaux.

 

Pour laver l'eau de l'œil, Tage dans les deux yeux.

Je gratte. Un profil. Le temps y est, au creux de quoi.

 

Une fenêtre où le regard porte, l'horizon. Aplanit.

 

L'horizon. Se perd dans la culbute cieux et terres,

alimente mon rêve d'être l'enfant caché du fleuve.

 

Moi, cette peau qui se transforme, cet homme reconstitué.

 

 

Ou un aïeul marrane à travers moi marrane.

Et que ces terres traversent des points vitaux.

 

 

 

j'écris, sachant: pour quelques jours le fleuve en tête,

seul, allégé de la ville, indépendant de mon bras;

 

sous la main qui écrit la fin de l'hiver.

 

Lorsque j'étais Dieu, je rejouais les planètes.

Par la sensation je connais l'humain sous l'angle du divin:

 

trop souvent il y a un rat sous le mot cœur.

 

 

 

Aussi je, cet autre, se confond, éteint du doigt le soleil,

le profond se fissure, les lueurs entretissent des rouges.

 

Viser la crête. Mourir au ras. Je se lève, se couche,

à l'image du soleil. Est-ce ma vie, assise de l'autre côté?

 

Je serai ce vieil homme osseux marchant vers l'Alfama.

Ou celui-ci, rongé par sa haine, un rat crevé dans le cœur.

 

Devoir s'aliéner à l'existence pour exister. Ciguë lente, lente.

 

Auprès de lui (Tage), répéter son nom infiniment, s'en saouler,

l'aimer d'amour neutre quand la lumière change de rive.

 

Je ne soupçonnais. Pas le blanc cassé. Sous le bleu de l'air.

L'ébréchure. D'une céramique. Parfait le travail du peintre.

 

Le bus peine dans les côtes, passe l'aveugle, le bateau brame.

Quatre enfants se bousculent. Quai à nouveau dégagé.

 

Ma faim est dans les miettes, qu'elles reviennent au pain.

 

 

 

Auteur n'est qu'une ombre. Profil penché sur un pan de mur.

Feuillets se détachent, dents se déchaussent – godillots craquent.

 

Main, tu oscilles de gauche à droite, crisse le crochu d'une plume.

Le bruit des hélices, des ambulances, des sirènes de police.

 

Entrecoupe des silences, injecte du sang dans le texte.

Déleste l'auteur du sien: visage desséché, yeux caves.

 

Et poursuites de phares sur la route, feux arrières d'un taxi.

Le temps broiera. Avec une poigne toute insolente. Mon crâne.

 

Dépôts du temps. Sédiments. Peu de place pour un fleuve.

Il prend cependant. Son apparition, au pied des escaliers.

 

L'instant d'après sa rupture. Il invente une autre ligne.

La lame d'une dague bleue, le centre aigu de sa pointe.

 

Aura raison de toi. De moi. De nous. Langue tôlée dis-tu.

Bout de capot, fil de fer, ors, verts, bleus sur les photos d'elle.

 

 

 

La ville retrousse sa peau, le je dans tout le tu des autres.

Bistrots ouvrent par grappes, entresols s'emplissent de mâchoires

 

elles se referment ensemble sur du pain, du poisson, de la viande.

Des mains se parlent ou se posent, des yeux tombent sur des hanches.

 

Elle. Brune, petite, pieds nus, ses chevilles et ses cuisses, ses yeux,

la même bouche, le même nez, par tous ses traits, le berceau,

 

étape liminaire au grattoir, dans quelle ou telle manière noire.

 

Elle enjouée, puînée du Tage. Nous nous sommes vus de loin.

Sous la table ou en pleine rue les mains se rejoignirent.

 

Demain, nous laisserons ce cap qu'est, ici encore, Lisboa – d'une encoche.

 

 

 

Tancées par l'arrière, les vagues et tout leur lot de sel

Cette présence entre quatre murs où je touche

 

De l'escalier me cogne me roue le vertige

je n'est que du dehors retroussé et cousu,

 

rien de juxtaposable à l'ouvert d'une baie,

à un paradis brut, et ma main se referme en poing.

 

Je tance à son tour – la baie avec le poing,

la mémoire, les catapultes qu'étaient les images.

 

Ce sera. Désormais. Une toute autre sédentarité:

à bout de bras porter le pas. Ameublir la terre.

 

Chasser seul au soir dans le bois, comme un chat.

Errant sur le dernier parking du bout du monde.

 

Au moment de longer la gouttière, tu regardes

derrière toi, et tu vois un soleil dégouliner, informe.

 

 

 

Or c'est à travers la même fenêtre que le temps passe,

sous sa forme aérienne, ses combustions spontanées.

 

Avant de mordre dedans, écoute les lèvres de pomme.

La lune a des relais intimes. Veille-la à ladite fenêtre.

 

Tu es la mauvaise vie, le vermisseau dans le fruit.

Tu as calqué tes pas sur ceux de la pluie. Entends,

 

comme elle n'a de cesse de s'ouvrir pour chuter.

Puis vas-t'en, renie l'océan, serre au cou ta pèlerine.

 

Deviens ce que tu hais. Enrichis-toi de pertes.

Sur ton épaule gauche, le rictus d'une créature.

 

Une larme plus lourde que pluie ne s'essuie pas à ton œil.

Comme: être ballotté dans du papier à cigarette,

 

roulé puis fumé, continuellement et tout le jour.

La nuit? La reconstruire au fond. Feutrer chaque lumière.

 

 

 

Au centre de sa douleur – en son pétale extrême.

Gonfle ta poitrine mais laisse une place à ce silence.

 

Sur la table d'écrire reviens, arbalète de nerfs.

Des dents grincent dans le noir des bouches. Des planchers plient.

 

Ta ville est un lieu de départs, de transit. Ce n'est pas une ville.

C'est un tremplin. Et tu as déjà sauté. Et tu ne le veux plus.

 

Vois notre ville à tes pieds, penche la tête, pousse une pierre.

L'océan s'est changé en un vaste lac: la mer en son sommeil.

 

La rade. Le port. La misère a la même main.

Déplaçant. Des objets. Dans la nuit sans âme.

 

                                                                                                                                                          La terre sentait le thym et la mort,

                                                                                                                                                                                                                             et personne ne venait avec un panier

                                                                                                                                                                                                                             pour les rapporter à la maison.

                                                                                                                                                                                                                                                                                Thomas Bernhard                           

 

 

Brûlements

 

Vers à demi rongés, tels, tombés d'une raison supérieure.

Dévorés comme entrailles de quel fruit trois fois maudit.

 

Puis mâchés, déglutis, digérés, déféqués ou rendus, bleus.

L'air entre par les pores, un poumon s'ouvre en soupape.

 

Un temps vainqueur, un temps en avance sur sa mort. Le.

Temps coule et couche et bouscule ton histoire sous le pont.

 

Beaucoup d'adjectifs quant à l'avenir, je soutire le poison

la braise rousse. Le sang a ses réseaux, il éclaire mes mains.

 

L'avenir est dedans, dehors, partout où la vie va tuant, ou

bliant la stabilité des grands nuages, derrière, et puis devant.

 

À l'ombre verte des yeux d'une mère, l'enfant est sorti grandi

de l'enfer de ses jambes. Trace. D'un geste rond. Une figure.

 

Sur le tableau noir la craie a crié comme on se retourne un on

gle. Tu regardes la mer déployer ses rouleaux. Alors qu'océans.

 

 

 

J'ai cherché à mettre des noms sur des visages.

Des rivages à des îles creuses, sans rien d'autre.

 

Qu'appréhender le monde, se défaire du soi. Accepter:

d'être limé par les personnages que tu incarneras. Dont.

 

Tu voudras te défaire accepte-donc. Et va les mains moites.

Tourner, creuser le tombeau avec le bras qu'il te reste.

 

Un idéal? Une somme de représentations caricaturées.

Et après la pluie, chaque chose tombe avec élégance.

 

Vers. Vers un point centrifuge, où l'ego a été chassé.

Interdit. Pour lui. D'investir le baroque où nous laisse

 

son silence, une fois chanté, puis un losange de silence

entre l'œil et le ciel, comme on ouvre une pierre à mains nues.

 

Un losange bleu pour dire l'obscurité d'une chambre.

Base bleue de la flamme. Grande aile sous quoi je dors.

 

 

 

Ici, laver le on de sa robe de soupçon. Pour fertiliser ici.

Germeront ailleurs des éclats d'ici, que tu sauras coudre.

 

Sans moi j'invente, dans l'oubli dilaté de ma propre pente.

Des mots. Le vent les renvoie. Comme saturés par la foule.

 

Quelqu'un se lève et se met à écrire à ma place.

Quelqu'un ne parle pas, n'entend pas, mais reçoit comme un jonc.

 

Du vent. Errera. Perdu comme brindille, comme vent de tête.

Appelé à régner. En une cabane de bois de fétus naturels.

 

 

 

Je ne suis pas sans ignorer. Le frelon qui se débat. Avant

la sanction finale l'air se raréfie. Ses ailes percées. Loin.

 

Des flamants circulaient par groupes en suivant un angle.

Lui s'arrache au tableau et vient gésir son sol de gisant.

 

Pour lui sont venues les dernières minutes, la dernière

journée, si tout va pour le mieux: une fête quelque part.

 

Or il parvient, par l'intermédiaire d'une feuille de papier,

à se déployer en long, s'en aller du lieu de sa mort.

 

À différer le jour. Sans comment ni pourquoi. Son cœur.

Je ne suis pas sans l'ignorer non. Ainsi le fond de ma nuit.

 

Empli de rêves doublement vécus. Baise m'encore.

Déchire tes lèvres à mordre fruit tombé du noisetier.

 

Contre le mur ma main jette une balle. Ce qui la brise

et qu'elle voudrait déplacer est du mur, est de la montagne.

 

 

 

Carrières. Gravats. Gravir avec un poumon perforé.

On porte une pierre grande comme un buste. Sur le dos.

 

Le dos de qui. Le poids de quoi. Et plus rien à en dire.

La vie est de l'autre côté. Du cellier. En descendant l'escalier.

 

En chassant avec les bêtes, au soir. En s'avisant des prédateurs.

La nuit venue je suis la nuit, j'ai des signes d'encre, je rends noir.

 

 

 

Dans ton bain penche ta tête vers l'aiguille elle

n'a de cesse de courber son corps, comme un homme.

 

La lettre, la lettre frappée, le signe sonore décomposent.

Une provision de lumière contre. Vingt sacs de nuit.

 

Il faudrait réapprendre le temps. Commencer par le côté.

Comme la pomme. Ronger jusqu'au trognon l'idée de fruit.

 

 

 

Il y a une ligne de vol. Un échiquier où se jouent des vies.

Et, partout alentour, cette vieille odeur de peau humaine.

 

Molaires broient. Je n'ai plus de réalité à mastiquer bêtement.

Les morts vont, viennent, me traversent sans savoir.

 

Au-dessus de nous l'ozone. Tes doigts jaunis déforment

des mégots. Cherchent à lire dans le noir. Un chien couché sous le cœur.

 

En deçà les eaux s'épaississent, à table on te sert une louche d'encre.

Marcs à dessins. La nuit bout dans la cafetière. À feu vif.

 

Ouvrager l'arc de ciel. Portiques d'une cité, d'un jardin. Avec vues.

Sur le soleil ordinaire. Sous le ciel commun, à mesure que le ciel croît.

 

Effet de serre. Humer vêtements vides de ses bras de ses jambes.

Étreindre les habits de l'absente comme peaux consubstantielles.

 

 

 

Il y eut des jours. À balayer les crânes. Des noms de jeunes morts

à inscrire sur un bracelet. Le vertige d'un nom, chacun le pressent.

 

Et l'ignore conjointement de tout son on cassé ramassé vendu.

On de tête comme poumons aux vents.

 

J'ai. Attendu. Là. Une. Heure. Peut-être. Et je suis tombé.

Car toujours me transportent les cargos de ce Tage.

 

Car: je suis la fièvre qui couvre ton corps, te fait grelotter.

J'étais la rage. Je suis le remords. Je serai le renoncement.

 

 

 

                                                                                                                                                                                                                                                                         Nous avons oublié - un instant,

                                                                                                                                                                                                                                                                         la résine, l'écorce,

                                                                                                                                                                                                                                                                         le sentiment d'une branche cassée...

                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                        H.D.

                                                                                                                                                                                                                                                                        

Comme on pouvait voir. L'amande amère. Casser la dent du vice.

Et comment amour s'enroule d'une bouche l'autre. Toi couvrant ses épaules.

 

J'ai gardé les mots de la douleur. En ouvrant ces noix, j'ai fait des bateaux

rien qu'en retournant les coquilles quelqu'un en moi a le don de les faire chavirer.

 

Toute la flotte. Tous les hommes d'équipage. Les esclaves. Les canons.

Avant qu'ils ne s'entre-tuent. La main d'un dieu se crisperait au-dessus d'eux.

 

 

 

Ce que je sais d'ici, l'os brisé, l'enfer bleu de la mer, genou d'Arthur,

genou de Paul. Rien, dit la voix en moi. Une éclosion de coquelicots.

 

Leurs signaux d'un rouge bougé roulé ou. La flamme à caresser.

Vent et soleil. Soleils et vents. Le vide se laisse voir par le noir de mes yeux.

 

Il circule sous forme d'air, il est l'ombre mouvante des oiseaux dans le ciel.

Rase raison qui vous mène d'une idée l'autre à l'asile de fous de ma jeunesse.

 

 

 

Les mots par la peau

 

La lumière qu'injuriaient les mouettes

(autant de virgules dans le ciel d'août de l'an douze)

 

ce soleil tombé,

ce reflet d'un feu dans le gris des flaques

 

et rien d'autre pour un peintre là-bas que la tempête

la terre imprégnée d'eaux turbulentes

 

les embarcations renversées, le village sur l'eau –

 

 

 

ce que calligraphe tait est d'un roseau

dieu élancé

 

et s'il fallait aimer le pont bleu qui menait à la ville,

je l'aimais, et déraisonnablement,

 

les feuilles semblaient contenir des regards,

des chevaliers à épées y couraient à grands bruits,

 

tout s'écrivait sans plume à l'encrier, pour quoi, écrire?

 

 

La ville de mon enfance se recréera ailleurs,

à la pointe extrême d'un quai piqué de mâts

 

sans tirade aujourd'hui, un papillon agonise;

sur la vitre arrière un mot témoigne de sa mort;

 

la trace que le mort a laissée s'effacera liée à celle

d'une graphie éphémère:

                                                               sa légèreté froissée d'aile

 

juste avant le geste qui démembre,

soutirer de l'écrit la fumée, le signal,

 

qu'un grillon chanterait avec la chaleur,

loin des combats de chiens et de l'os sous le croc

 

j'aimais ce quelque chose inqualifiable

rendant l'amour acide

 

enfants nous gardions le siège sous la forteresse de feuilles

oui

 

l'humidité envahissait le château si la nuit nous y emprisonnait,

oui

 

une brise venue des collines on aurait juré un air de flûte que sais-je

la porte de bois battait le vent feulait son cent mètres

 

oui.

 

Je me suis peu à peu détaché de ce monde au sortir de l'enfance

entrant en adolescence comme en guerre sans être Ulysse

 

par la fenêtre le pont bleu, le quartier désert au petit matin,

dormir sur le côté, non loin un train sifflait à cent cinquante à l'heure

 

demi-sommeil, paupières de plomb, pommettes glacées,

ma poitrine soulevait le drap d'un cran, par intermittences.

 

L'orage chômait sa saison, d'un bleu soutenu,

je passai une jambe dans le vide, ballante.

 

L'autre dans la semi-pénombre d'une chambre

soustraite au peu de jour qui finissait de flamber.

 

Des pluies surnaturelles vinrent tout rincer, le temps d'un crépuscule.

 

 

Tard, quand la journée avait épuisé mon rêve,

venait l'heure alors de rouler au lit, passionné

 

par la géométrie déjà floue des lattes du plafond,

là, yeux brûlants, flottaient des taches d'ombres,

 

pour un radeau vers le glissement blanc du sommeil,

appréhender cette perte de soi, ce perdu me trouble encore,

 

contraint ma langue à tourner autour d'un vide.

À nouer le réel littéral au réel impossible,

 

le fétu du jour s'additionne aux fétus des jours, depuis ici.

Et le ciel est comme un grand animal métaphysique.

 

 

*

 

Jeudi 28 février

                                                                                                                            photo: Éric Principaud

 

Les sans-mots

 

Quel est le secret du cœur ? Le rien, le vide, l'aimée. Pourquoi la mer

est-elle grise, et non pas bleue ? Les gens, avec leurs bouquets de soucis.

 

Comme ils vaquent à quais de solitudes. Chacun est un au-revoir.

Jamais d'à Dieu ? Regarde bien. Je suis le pain rompu, le désir,

 

le non-désir, l'eau, le vin, le sel et le poivre. L'autre que l'on croyait mort

s'en va vivre loin de lui. Il est d'un cœur absent. De cette neutralité de l'

 

absence. Toi aussi dis. Avec ton corps tout cœur ouvert. La joie des sans-mots.

 

Une roue à aubes tourne dans ton cœur, découpe le temps en fractions

de faux silences. Combien même tu ne serais qu'un au-revoir, viens.

 

Comme un chat. Laper l'eau du temps. Dormir en nœud de lumières.

Tandis que la mer appelle de ses mains blanches. De ses mains blanches.

 

Regarde-toi : ta solitude bâtit un mur haut comme le ciel et les étoiles.

Dedans mordre dedans la vie reviens – un cœur griffé sur l'écorce.

 

Dedans, mais dedans, la joie est lisse, la joie est là, la joie est une.

C'est l'endroit de cette vie qui n'a plus d'envers. Hosanna, deux fois.

 

Une fois pour la bienvenue. Une fois pour la quête de Joie. Là-bas.

Nous vivons désormais là-bas. Au ras du ciel, sur la plaine le vent.

 

Le vent entasse de petites collines. Et hosanna. Deux fois. 

 

 *

Jeudi 28 février

 

Or, chaque pas est une soustraction.

 

*

 

Mercredi 27 février

                                                                                                                  photo: Éric Principaud

 

Cercles

 

Le bleu sera détruit, vague après vague contre la roche.

Mer, usine à larmes. Industries nuageuses. Oiseaux.

 

Migrants du ciel. Puissants messagers. Caressent une zone.

L'enfant a dessiné la pluie: une explosion de couleurs.

 

Des jeux de l'enfance, il ne reste que des bribes de lumières.

Le corps taillé pour en sortir. Vivant. Comme un mot dans l'air.

 

Comme: un grand corps à la renverse. Oui, la mer. Et elle avance.

 

Alignant ses vagues, piquetant le sable d'eau blanche, d'écume.

De ses bouillonnements se dégage le vol de l'épervier.

 

Mer et ciel délaités, rendus au noir, à leur nuit acrylique.

Le lendemain, ciel d'huile sur la face égale de la mer.

 

Les pas, jusqu'à la lisière de l'eau, là où l'eau rase.

Mains de la mer: chacune est un au-revoir – 

 

le chemin des morts est par trois fois plus abrupt.

 

Une longue natte d'eau, posée. Un ruban bleu sombre

sous le ciel vineux. Le coup de torchon sur la table.

 

Le soleil en ses éclats vit séparé. C'est un mot de rapine

soleil. Le sol se dérobe, le sable, les dunes, le dénivelé.

 

Au bout de la pente, les montagnes de soie, la mer, encore.

La soie des nuages et leurs muscles tachetés d'or.

 

Dans tes yeux j'ai cru voir la peur, l'hypnose, le vertige bleu.

 

Ouvre tes yeux, pousse une pierre, vois: la mer en son sommeil.

Les grands oiseaux s'envolent. Sans effort. Marées de roses flamants.

 

Des lacs s'inversent. Des branches retiennent le bas du ciel.

Un homme est mort. Chaque homme meurt. Mais il est mort.

 

Sa lumière tomba. Son aura emplit toute la rue. Le corps cassé.

Aux mille fractures, dévié de son axe, un tympan contre la terre.

 

Il marche dans ma tête et me parle avec la douceur de l'herbe qu'on met entre ses                                         dents 

 

Il a connu la mer avant de partir au centre même de sa douleur.

Claquemuré dedans. Il est écrit qu'il enferma le monde dans ses yeux

 

avant de chuter net. Je sais, disait-il, que l'ombre n'est jamais loin.

La bouteille vide l'en avait persuadé: être un oiseau, longer le ciel.

 

Je sais, disait-il, que cela ne changera jamais pour moi.

Le goût du vin a changé dit-il un jour. Demain n'existe plus.

 

Aussi: Je manque à moi-même. Aussi: je ne suis personne.

 

Dans les lumières tombées, morcelé parmi les flaques.

Avant la chute, la cérémonie. Cercles de bougies par terre,

 

un soulier, chaussant nul pied, témoigne de l'absence, de la rage,

de ce qui relance sans cesse le chant suraigu de la douleur.

 

Le sac de Job à porter. À porter la terre. À porter le ciel.

Et la reptation de l'homme, quotidienne, singulière.

 

Le reste est littérature... 

 

 

 

 

Loin, très loin, à des lieues de là,

le vent,

qui joue sur l'étendue du rivage,

entasse de petites collines,

et les vagues immenses

se brisent là-dessus.

 

H.D.

 

L'enfant a semé cailloux, brins de bruyère, et a ainsi descendu

la pente qui le séparait, pour une poignée de seconde, de la mer.

 

Il y a. Des aiguilles de pin par terre. La mer, encore, toujours.

Sa rumeur, son marmonnement intérieur. Coquillage sonore.

 

Et les vagues s'enchaînent, il y a un tempo, une petite musique.

J'entends le son des profondeurs, des remontées silencieuses.

 

Et les vagues. Immenses. Se brisent là-dessus. La mer érode.

 

 

La route finit là-haut, tous les chemins

tous les sentiers mènent à la fin

        à la crête du coteau –

puis on revient sur ses pas,

on retrouve la même pente sur l'autre versant,

on retombe.

 

H.D.

 

 

En ce monde de reflets, il vole, papillon, empereur de Chine.

Rosée de détails au ras de l'herbe, joncs à demi pliés, oliviers

 

maigres branches, à découper le bleu en réseaux, laissant

le vide respirer entre elles, laissant l'air circuler, entre elles.

 

De vie en vie, le besoin de muer va boire au cœur. C'est le ô.

On retrouve la même pente sur l'autre versant, on retombe.

 

Le soleil est la goutte d'angoisse. Je touche une autre peau.

 

L'herbe boucle, libère l'odeur fraîchement ressuscitée

de l'herbe ignorante de qui elle est. Jusqu'à mourir sur ses lèvres.

 

Morts, anges ou fantômes – un froissement de silence déchire

le papillon, fragmente et vend la lumière à perpétuité

 

Le commerce de la douleur. La petite commisération

d'être humain. L'herbe boucle, va le temps sa boucle.

 

Écoute. Là. Rien. La vie. La vie d'être ici. De vivre contre.

 

 

Avec et contre le monde.

 

*

 

Mardi 26 février

                                                                                                                                        photo: Éric Principaud

 

Loin des hommes

 

Lorsque Djalâl ad-Dîn Rûmî rencontre Shams ed Dîn Tabrîzî, ce dernier lui pose une question d'une évidence inouïe, et Rûmî s'évanouit pour se réveiller aussitôt et s'exclamer : « Tu es mon maître ! ». Ainsi de l'image d'une mort physique (ou d'un endormissement) pour un éveil de l'esprit, une renaissance au monde. Il s'ensuit qu'ils s'enferment quarante jours durant, loin des hommes, visibles de Dieu seul, et s'adonnent au sohbet, le dialogue spirituel. Shams apprend à Rûmî, pourtant théologien réputé, que la vérité divine se trouve en lui-même, et qu'il est un cœur second, donc, dans le cœur, où la trouver. Un point, où l'infini tient sur une tête d'épingle. Devenu papillon brûlé d'amour, Rûmî découvre le secret de la Vie. L'avenir les séparera mais, accident heureux, Shams fleurit par son absence. Ici peut commencer le chant de Rûmî, sa véritable vie, qui est celle d'un poète. En se retirant, Shams a libéré un oiseau qui est l'âme de son ami. Sa volière était forcément celle de la raison. Sa maladie est désormais l'amour, et c'est là le juste but. Rûmî chantera d'ailleurs qu'il est un « amoureux de l'amour », et que « l'amour est sans chagrin au cœur même du chagrin ». « La joie est cachée sous le chagrin », chantera-t-il encore, ou bien : « Impose la joie au cœur même du chagrin ». Car la joie est bel et bien un trésor, et en tant que telle elle ne pouvait être cachée autre part que là où on ne l'attendait pas, c'est-à-dire « sous le chagrin ». Joie de l'expression, reine des paradoxes. De deux éléments inverses naît, selon un assemblage savant (comme la reconstitution d'un miroir tombé des cieux), une vérité immuable. Vérité menant à tout, attendant dans le cœur de tous. Danse du papillon brûlé d'amour, ayant dépassé le visible.

 

La légende dit la même chose : Madjnûn, le Fou, frappa à la porte de Layla ; cette dernière ouvrit, demanda : « Qui est-ce ? » ; Madjnûn répondit : « C'est moi » ; Layla lui refusa l'accès à sa demeure en lui disant ceci : « Il ne peut y avoir deux moi ». Il est écrit que Madjnûn se retira un an au désert, jusqu'à enfin revenir et répondre cette fois-ci à la question « Qui est-ce ? » : « C'est toi ».

 

Layla ouvrit la porte.

 

 Layla ouvrit la porte et il est bien question ici de « Nuit lumineuse ». Une nuit de quarante jours, une appartenance à l'ordre mystique des mots, à l'expérience de la nuit inconsciente, intérieure, et qu'il faut déchiffrer au plus près du ressenti, dans cette  présence à soi que nécessite la vraie méditation, qui est aussi tout un éventail de questions, comme « comment le dire, et pourquoi ? », telle est la rencontre de Od-Dîn Rûmî et de ed Dîn Tabrîzî.

 

 À toi, qui l'oublies si souvent – cette vérité s'adresse à toi, que dis-je, c'est Toi, La Vérité. Tourne le vin de l'aube en vin du soir. Tourne le vin du soir en vin de l'aube. Le rouge-rose du ciel au soir, à l'aube. Ces états du ciel où les métamorphoses fulgurent. Cet état du ciel (rouge-rose) où l'on ne sait plus si c'est l'aube ou le soir. Et chaque être peut puiser en lui, se voir puits. Au fond du puits ? L'infini. L'infini par un trou de souris, mais d'abord un vide, un malaise. On tombe. On est Rûmî dans les bras de Shams, et on tombe. Pour s'éveiller, et s'écrier « Tu es mon maître ! » à cet autre qui nous révèle à nous-mêmes. Que l'on considérait comme un derviche errant jusque-là. La mort physique n'est donc que l'éveil de l'esprit à l'esprit. C'est un passage. Ensuite, il y a connaissance. Lorsque nous aurons accès au royaume des cieux, nous connaîtrons comme nous sommes connus. Car nous ne connaissons que des figures. Un jour, ce que nous connaissons par figure se révélera à nous. Car en vivant, nous écrivons. Un jour, il faudra tout relire et tout réinterpréter. Et la poésie, c'est l'action. Ainsi du Réel.  

 

*

 

Lundi 25 février


                                                                                                                                 photo: Éric Principaud

 

Au pays des morts

 

 

 

Je plains celui qui ne croit pas en sa douleur,

il n'aimera jamais la pluie, jamais sa vie,

et s'en ira loin de lui dans les armées rouges

du ciel de décembre quand la peur posera

 

en oblique sur la photo du temps qui chasse.

La joie des autres lui sera pénible. Joue

contre joue, main dans la main ils marcheront,

ils seront l'Un – il sera l'autre. Dans son cœur

 

il chassera cent mille mouches de malheur.

La pluie lui fera toujours penser au ciel fou

qu'il a vu un mauvais jour au-dessus du bouge

 

où il vit, depuis, sans crier jamais qu'en lui,

arrachant des touffes de chagrin qui repoussent

en son âme enlianée par la mélancolie. 

 

*

 

CHANSONS DU PETIT SANG

 

 

 

Chasse à l'ourse

 

Les putains mégotaient cintrant leur jarretelle

je voulais pleurer contre elles

et déloger la louve d'une âme épeurée

tu étais beau parce que tu l'injuriais

la lumière

tu buvais du café gris du vin gris de la bière grise

Ludovic il y a des fronts touchés par la grâce

je dirai une fois

ce qu'est vraiment ta mort

faisant ton corps plus souple ta fièvre et ton toucher

plus délicats

Des cris d'enfants dans un sac en plastique

au bout du bras

un homme remonte la pente qui l'a vu grandir

si l'ancolie a fané

et si la mélancolie

c'est que l'on t'a arraché de ma poitrine

comme une poignée de gui

parce que tu as fait la blessure

plus belle que le jour

 

(pourquoi les oiseaux obsèdent le ciel

en y montant ouvrager le soleil

les oiseaux, qui dira leur folie?)

 

longtemps j'ai voulu te sortir de moi

mais j'étais écrit en retour

d'autres fois je fus fou

à pleurer plus bas

et les fleurs fanent merveilleusement dans les livres

 

Immeubles à gueule de bois

la cour détrempée,   pauvresse d'âme

c'est tout   une lumière pisseuse

charpente de crâne

que la lecture a desséchée

Aussi j'avais d'autres rêves pour nos vies mon frère

j'eusse voulu que le grain

gagnât sur le désert

 

Dans le cœur d'une putain un enfant sans père

vient faire rougir les yeux

le sel d'une larme sur les lèvres c'est

la vague toujours recommencée

c'est comme écrire pour être heureux

Ludovic de ton cimetière parisien

tu as indéfiniment vue sur le ciel

moi j'ai vidé mes poches du sens qui les cousait

et je regarde les filles du vent s'en aller

peignant des plafonds de sourires en brins

et puis changeant d'habits comme de chagrin

 

les petites filles qu'elles étaient

marchaient près de leur mère

en tenant dans leurs bras un enfant de substitution

à la peau orangée

qui était leur vie-même

comme si le jeu était plus qu'un jeu un prénom

se formait dans leur salive qu'elles gardaient en elles

en caressant des doigts le visage sans cri

et guettant des lueurs derrière les faux cils

comme cet homme un soir a cherché sous tes paupières

une joute d'étoiles dans tes prunelles

comme cet homme a appelé

après n'avoir rien trouvé qu'un long corps vidé

par l'hémorragie

les petites filles qu'elles étaient

marchaient près de leur mère

en serrant dans leurs bras un enfant de substitution

à la peau orangée

elles l'appelaient Mathias Maël Ludovic B.

 

 

Tu fus papillon, empereur de Chine

comme l'herbe ignorante de son propre reflet

au bord du regard de l'eau

tu étais comme ça

 

Petite peau tu nous sépares

tu fais de nous deux nous tous

tu es la mère à qui l'on ne pourra jamais faire l'amour

et qui ne veut pas nous voir aimer un homme

tu es le doux rat de l'amour

la rature sur le mot « mort »

comme à ne jamais lécher la plaie d'une femme

aussi bien que tu es né de cet ourlet

et que tu préfères ne pas pleurer rester te taire

comme si tu étais le silence

 

 

 

Il y a combien d'années déjà la voix de Laure

Il est mort a-t-elle dit et la voix s'est éteinte

et la nuit est tombée bien avant la nuit

est venu un enfant dans mon rêve il était

immobile au milieu de la chambre les yeux douloureux

disant Je me hante

qui me regardaient en luisant dans le noir et

les jouets morts dans la chambre d'à côté

les jouets morts et le petit lit dans la chambre lilas

passant là je me disais Il est dans la maison

la neige de ce pays devint de la boue mais

je devais avancer Le blanc brouillait les plaines

et puis mon haleine plaquée sur la grand' vitre

sans dessiner du doigt un cœur brisé d'une flèche

mais en le pensant si fort

mais en le pensant si fort

 

 

Des filles passaient elles voyaient mes yeux douloureux

leur nudité sous leur robe était un oiseau de malheur

mais je ne peux reconstituer les traits d'un seul ovale

la forêt était au creux de la main d'une seule

et les rêves des autres vécus vécus avec elle

dedans sa main m'emportant vers l'aval

je me suis dit il est tombé en moi Il

n'y a plus que moi et ce

ce cadavre à porter

c'est enfer

à vivre

avec

cet

en

fant

de lui

de moi

et n'avoir

à lui donner

que de la peur.

 

On s'en souvient un jour de grêlons,

de ponction lombaire,

de cette lumière qui se suicide

par le vide,

un temps pour tout mon ami,

vidons le temps dans des bières.

 

Je plains celui qui ne croit pas en sa douleur,

il ne détournera jamais les lignes de ses mains

et s'en ira sans une larme où habiter

comme heureux de quitter ce monde

aussi je veux croire à la montgolfière de ton rire

de ton rire majeur au sortir de ton corps

l'oubliant, la douleur née de l'émoi

et renversant le pot de couleurs

dans un faux mouvement

parce que ta mort t'a vu naître

mon ami –

 

 

La langue du chat vient darder l'eau de la gouttière

d'où il descend

d'où le mental jette les dés

pour que cœur s'élance

 

et quitter la neutralité

 

double lame du sens

quant à la pointe

elle est inscrite

dans la mort du signe

laissant une seule plume

blanche trace du passage

 

 

 

Mais   toute la nuit

la pluie a battu la terre

 

le vin sur la table

sa nature morte de cruche

une lumière y meurt

et j'aime le fin pinceau

qui ne la retient pas tout entière

à cette fenêtre où manque la mer

où Dieu est un grand léopard

resplendissant, tacheté

 

Les lèvres gercées

d'avoir voulu éduquer le vent

tu dis qu'une larme qui naît

c'est l'espoir de l'eau

sur une joue heureuse de comprendre sa souffrance

tu le dis avec de grands yeux d'Irlande

lorsque la brume y disparaît la mer paraît

et si soleil se couche les filles la nuit iront au ciel

monnayeront un autre soleil

la lumière se réveillera infans

cette belle ombre dans leurs yeux

avec ces manières farouches

de veuve noire ou d'amanite

tant qu'y tombent tous les truands

la beauté est faite pour cela pour

l'amande amère d'un regard

qui ne vous était pas destiné

pour en faire une église

un roi mangeant dans votre main sa mie de pain

avant mourir sans savoir

que votre terre était là

caressée par vos pas sans savoir

mais mourir de la plus subtile mort

et cela reviendra je le dis avec toi

 

(on dit qu'un prisonnier

a libéré un oiseau

 

messager

 

que par là il il put périr)

 

 

Faire sens

peut-être fallait-il marcher autrement

mais nous marchions comme ça

nuitamment

en portant chacun son cœur cloué près de l'épaule

depuis que nous avions perdu nos yeux bleus d'enfants

 

je cherchais ce bruit dans l'écriture

celui pur et dur d'une musique de guerre

pour tuer ce qui durait de l'enfance

avant que l'enfance ne me tue

je cherchais ce bruit dans l'écriture

comme une adresse à une inconnue

avec ces façons de soie tranchante

d'un suave couteau dans la chair

je n'arrive pas à l'oublier

 

 

Grand frère,

si,   me dictant ton poème,

tu disparais derrière moi

si tu te confonds avec moi

ne pars pas d'ici tu es chez toi

tu peux venir manger la lumière

car tu n'es que cela

et c'est ton plus bel ouvrage

 

 

 

Joie,   je le dis depuis demain,

ce point d'infini de ton regard sur moi

sur la page par-dessus mon épaule

en touchant en moi

non plus comme un navire sombrant par le fond mais

comme ce que tu as toujours ignoré de ton être profond

de te voir revenir comme ça innocent vierge

cassant les carreaux des vitres pour faire passer l'être

devenir moi et écrire

te retirant sur la pointe des pieds

 

Peau bleue de la terre et ses blancs haillons

et les éclats de verre reviennent aux carreaux

peau bleue de la terre comme tu t'habilles aussitôt

en étoiles en maisons en ruisseaux

depuis Depuis que tu m'apprends à lire

le vol du passereau 

un fruit plein de pluie

je sais cela mourir est un phénix

et ce n'est grave en rien

en rien,   grand frère,

 

tu es assis parmi les pierres ton cœur dans ta main

il est si rouge que tu n'en pleures plus

 

le fiancé porte un bouquet

sur un habit de communion

 

la fiancée porte dans un panier d'osier

un nénuphar fraîchement sorti de son cœur

 

il perle encore l'osier le boit

 

les fleurs blanches enivrent les passants

sans qu'ils sachent pourquoi

 

l'invisible est traversé d'étreintes de baisers

les bouches ont soudain la senteur des jardins

 

 

 

Une odeur de saint,   de chèvrefeuille,

les sœurs de la Castille les fiancées du Christ,

les séminaristes louangeant Marie

chacun son cœur d'abricot sec et l'or des têtes

sur le chemin le ciel fut vraiment un regard

parce que je n'y pensais plus tu étais là

comme après un coma

une rose d'air ce matin

l'autre vie

plus réelle que le réel

« Le paradis est présent » a dit Pierre

et nous avons marché sur terres d'autrefois

et nous étions de ceux qui marchent en avant

 

sur le chemin trois soleils

sur le chemin trois soleils.

 

 

 

La méditante une lumière pleut sur elle

et dérange en nous toute l'ombre avec le blanc des mains

 

Elle semble bercer une larme

si belle que personne ne pourrait en parler

 

qu'avec les yeux d'un chat qui voit passer un mort

qu'avec les yeux d'un chat qui voit passer un mort

 

 

  

L'intouchable

grenade

 

 

 

Ce matin la lumière retrouvée morte

avec sur sa poitrine une lettre de la Nuit

soldats de l'ombre dans des cheveux en bataille

le ciel cherche une vallée comme une joue où pleurer

c'est le jour où je me souviens

de quand je ne vivais qu'à demi

pal de l'amour au heurt très doux c'était

toi sous les traits du vent dans la vallée des Maures

quand Nocturne retrouvait Avrile crevée au fil de l'eau

de l'étant

 

quand la douleur muait

une voix de flamme disait Nocturne est-ce que tu sens

la peau de l'eau ?

Et Avrile fut blessée par la rose

qu'il déposa sur son sein

et le sang éclaira la robe d'Avrile

rose du fin'amor,   fleur animale.

 

La rue ne meurt jamais

 

derrière les murs il y a la mer

quand les banlieues descendront sur la ville

nous serons avec ils avec elles

quand nous regarderons flamber la vieille Europe

quand les zonards auront sa peau tavelée

quand la mort aura nos yeux

quand les banlieues descendront sur la ville

quand nous pousserons nos pas

quand nos pas nous dépasseront

comme la mer au jour d'hier

reine neutre

avec ses suivantes les vagues

les mains blanches de l'écume

qui s'enchaînaient à nos chevilles

je ne veux pour rien au monde

perdre ce moment de vue

ce roman

 

et si nos mains ne se touchent jamais

c'est que c'est l'autre amour

celui qui se passe de la chair

ma main sur ton épaule

pour t'embrasser sur la joue

et le silence est mon frère

 

Cette nuit Nocturne ira creuser un tombeau

sur la montagne bleue

pour les blonds cheveux d'Avrile Il

gardera trois mèches au cœur allumant soleils

chaque fois que son cœur pensera à Elle –

 

 

 

le vide mange sa chinoise

yeux ombrageux

 

et les pyracanthas

dits buissons ardents

 

Tu sais désormais ceci pour le mystique Dieu

est un grand chapiteau de silence

qui lui parle son patois sa langue bâtarde

par écholalies

 

Dieu est un clou à ton poignet

te faisant un sang d'automne

 

Je te vois marcher la nuit sur de la neige

les mains dans le dos

dans la vallée des Maures

 

entre deux rêves je me réveille pour dire :

 

« Je suis Lancelot du lac

je suis le chevalier du lac de Constance »

 

et avaler la Nuit

 

 

Je te vois marcher sur de la neige

les mains dans le dos

dans la vallée des Maures

 

et je n'ai plus soif

 

 

 

regain d'étoiles,   ballerines,

« La lumière... » dit quelqu'un,

depuis l'autre bout du monde,

comme on brûle un poème

pour que les mots au ciel montent,

« … oh, la lumière... »

 

et tu as vu la voix

épouiller la reine

« … ô, la lumière... »

 

 

 

l'eau se fait des bras des jambes

se confiant aux lavandières

 

tordue,   bousculée,

 

heureuse

 

 

 

De quand Nocturne passait un œil fauve

par le trou de la serrure

agrandi de voir la pleureuse

ses doigts d'aiguilles fourrageant

agrandi de voir la pleureuse pleurer ses larmes

dans la feuillée des mains les yeux dans la

feuillée des mains les yeux

 

après l'amour

 

 

 

De quand tes mots damaient des chemins

que tu jouais aux cartes

 

 

 

Quand le papillon se posera au creux de ton épaule

sois doux avec toi-même

ne te noies pas dans les grandes glaces des hôtels

 

garde l'amertume et la lie

 

Aussi   aussi toute la nuit je me suis battu

dans la maison

avec mes monstres

 

j'ai versé des fleurs imaginaires

sur ta tombe

 

(rouges évidemment)

 

 

 

Les soirs on

lave à grande

eau le jardin

lent d'oiseaux

plus libres que

les chats

souvent l'enfant

a peur pour eux

entre les branches

leurs prisons bleues

 

 

 

La ciel n'existe pas

j'ai tout imaginé

 

 

 

« Allez,

allez,

faut traverser l'enfer pour se rendre au paradis,

tu sais ? »

 

 

 

La belle

 

Les petites filles qu'elles étaient

marchaient près de leur mère

en tenant dans leurs bras un enfant de substitution

à la peau orangée

qui était leur vie-même

comme si le jeu était plus qu'un jeu un prénom

se formait dans leur salive qu'elles gardaient en elles

en caressant des doigts le visage sans cri

et guettant des lueurs derrière les faux cils

comme cet homme un soir a cherché sous tes

paupières

une joute d'étoiles dans tes prunelles

comme cet homme a appelé

après n'avoir rien trouvé qu'un long corps vidé

par l'hémorragie

les petites filles qu'elles étaient

marchaient près de leur mère

en serrant dans leurs bras un enfant de substitution

à la peau orangée

elles l'appelaient Mathias Maël Ludovic B.

 

Tu étais comme ça :

comme l'enfant qui marche sur un sentier d'eau

et d'herbes hautes

le plus insolemment du monde :

alors que l'enfant le vent le fouette au visage

il dénombre ses peines en se penchant pour boire et

il voit l'eau se refuser à sa bouche

l'eau n'être qu'une ombre de peu

qu'un peu de nuage et si peu de pluie

le manque de tout

le manque du pain et des roses

et pas de place dans les livres pour l'écrire

qu'en soi profondément obstinément

bâté buté

avec son arrière-goût de langue bâtarde et attardée

sur un sentier d'eau et d'herbes hautes

de cela nul livre n'en a mieux parlé

que ta peau sans ta peau

que ta bouche sans ta bouche

pour le dire

et que le temps qui passe

ne passe plus sans l'absence de cela

ne passe plus sans l'absence de cela

 

 

 

(Quant à moi je ne sais peut-être rien de plus

ce que j'ai tu l'autre l'a dit

ce que j'ai dit l'autre l'a tu

je n'ai plus de toi

mais des poches pleines d'encre noire

et des taches de nuits mauves sous les yeux

et une maison sous les cieux dont l'âme

est locataire

 

vois-tu je ne suis que le hochet de Dieu mon ami

 

existe le mot « Néant » pour le dire autrement

parle-donc d'un « Néant habité » d'une

nichée d'oiseaux morts-nés d'une

autre main

une qui ne sait rien retenir

 

nulle main

de nulle terre

de nul pays

à déterrer de nul sol

la rose abstraite :

poème d'aucune langue

mot par mot annulé

sans plus de mots désormais qu'un bé

gaiement de moi)

 

le manque de tout

le manque du pain et des roses

 

entre systole et diastole un mot qui manque

à la langue

c'est cet innommé qui mange

le cœur des anciens enfants

la femme le dit en son geste

d'entourer ses lèvres de noir

pour le silence du baiser

l'au revoir est rêche au toucher

la peau revêche et

comme une rengaine ta langue tourne sept fois

le silence du mot le plus dur

 

brutale est la chute

d'inanité sonore

car nul geste n'appuie le mot

 

 

Comme il dure sur la lèvre

le souffle coupé

 

 

 

Je ne sais pas te regarder

pas serrer ta beauté défaite

ne me demande pas d'étrangler tes pleurs   Laure

il y a des laisses dans les poèmes de ma main

pends-toi à elles et laisse-moi   Il est mort

l'avenir qu'il laisse est devant nous   une béance une

hécatombe sur l'ongle   rongé jusqu'à la peau

 

Le manque de tout

le manque du pain et des roses Re

tournes-toi Lau

re

retournes-toi sur ta nudité dans le miroir d'eau

comme cette chose que tu caches du dos de ta main

est noire et bouclée   Elle est à ton corps le buis

odorant pour toute bouche d'homme

qui s'aventure plus bas et revient

je sais que tu ne pleures qu'en toi désormais   Sa mort

 

Maintenant Maintenant tes vêtements étalés

sur le sable d'or fin comme des coquelicots

comme ils ont l'habitude de tomber à tes pieds

le tatouage de ta cheville est une pommade pour le cœur de celui qui te veut et doucement t'effleure

puis t'effeuille entre ses doigts d'ogre rouge  

l'or à ton annulaire gauche le déguise en mari

or cet enfant tu ne l'as pas porté pour lui

mais pour toi seule comme en un long cri muet

muer fut de mise t'es-tu mise à l'aimer

ce marin sans mer pour qui tu as quitté Toulon

Non Ludovic n'était pas ton frère

Non Ludovic ne pouvait aimer ton corps

même s'il le voulait si fort parfois Le pouvoir-aimer

Maintenant Maintenant tes vêtements étalés

sur le sable dorment comme des coquelicots

le vent par instants chagrine leurs rêves de chair blanche

il passe sa main dans tes cheveux Il passe

La passe est déserte L'eau peut soulever sa robe

elle pèse son poids d'obscur de tempête

Pourquoi la mer est-elle grise et non pas bleue ?

Laure le mourir est amer entre tes cuisses ouvertes

O je me souviens avoir été consommé

comme une praline dans la bouche d'une petite fille

et de n'avoir pas eu le courage tout simple

de dormir contre toi

de ne pas t'avoir aimée comme j'eusse voulu le faire

 

Les petites filles qu'elles étaient

marchaient près de leur mère

en tenant dans leurs bras un enfant de substitution

qui était leur vie-même

comme si le jeu était plus qu'un jeu un prénom

se formait dans leur salive

qu'elles gardaient en elles

en caressant des doigts le visage sans cri

et cherchant des lueurs derrière les faux cils

 

Elles l'appelaient Mathias Maël Ludovic B.

Il était déjà né au fond d'elles

et,   un doigt dans leur haleine

elles apprenaient à écrire son initiale

sur la grand'vitre des jeux

 

Mathias

Maël

Ludovic B.

 

 

 

Un photographe c'est quelqu'un qui voit passer ange sur ange et qui les capture un à un comme

un chasseur de papillons en appuyant

du doigt sur un tout petit bouton

métallique en gâchette

de ce bouton il en

fait une fleur

qu'il ég

rène

en

c

ach

ette po

ur ne pas

régner non

un photographe

ne règne pas il vit

il cueille la vraie nat

ure des gens qui passent

par devant lui sans aucun voile

aussi il n'est pas de photo de Ludovic

qui ne masque pas une profonde mélanco

lie aussi cet air grave de fleur aphone à ses lè

vres les fleurs parme tombaient hors de tout vase l'en

fant do ne s'endort plus Il est mort et un jouet gît là cas

sé en deux une moitié plus lourde que l'autre et qui accuse là

comme une vague qui irrémédiablement revient et revient gésir..

Et je me revois sur une photo de D. le visage incendié

par l'accent circonflexe inversé d'un sourire mali

cieux cieux qu'avez-vous fait de ça le soleil tom

be par la fenêtre Dans sa chute est épelé son

nom de déesse-mère reine des hautes soli

tudes tueries de métaux au grand som

meil écartelé mitraillé de fines gout

tes de pluie Il est mort Il est mor

t Il est

 

 

 

Parce que la beauté est un scandale

mise en vis-à-vis du camp de concentration mental

que chacun se façonne chacun pour soi

à cause de la douleur de l'autre

qu'il prend en pleine figure parce

que l'amour dure

toujours

ou ne dure pas

c'est chacun son secret dans sa peau

chacun son rite dans l'écrin du cœur

 

et nous sommes la le même

permanent impermanent

alors ce soir mets ta pèlerine et sors ta rage

dans la rue

promène-la comme un chien bleu

qui se voit rougir puis mourir et renaître ce soir

ce soir bats-toi avec et gagne mon ami(e)

 

 

 

tu

me regardes

tu

as

deux bogues vides au lieu des yeux

je

pourrais

avec trois fois rien de traits

te

dessiner un visage l'œil fermé

y

mettre tout mon je pour

amander tes yeux

entourer ton cœur d'un cercle de craie

j'écrirai « Terre-Ciel »,

souffle à souffle et point par point

« Terre-Ciel »

 

*

 

Dimanche 24 février

                                                                                                                                         photo:Éric Principaud

 

AUBADE

 

Je suis venu te le dire, malgré tout ce que ça pourrait me coûter – le dire, quitte à ce que tu me chasses de cet envers où tu vis. Ça tient peut-être en deux mots, mais ça tient, c'est tout. Non, ce n'est pas tout, ce n'en est que le commencement. Ne reste pas ainsi, debout de tout ton long, avec tes mains posées dans le vide comme dix questions, sans savoir quoi en faire, de tes questions et de tes mains qui en sont dix, assieds-toi et écoute, écoute comme si ce que tu avais à entendre était plus important que ta vie. Non, pas comme ça. Les épaules plus souples, les mains jointes, l'œil moins froncé. Comme ceci, voilà. Je sais, tu es nerveuse. Je sais, je te fais peur. Ce que j'ai à te dire ? On ne le dit pas tout de suite ce que j'ai à te dire, non, on attend, puis on parle avant de le dire, si l'on est quelqu'un de convenable. Oui, je sais aussi cela. Elles risquent de rentrer. Figure-toi que je prends ce risque-là qu'elles rentrent sans que j'aie tout dit et que, dans ce cas, je m'en irais, et avec moi les deux mots. Et, non, je ne perds pas de temps : nous en perdons, c'est différent, alors ne parle plus, regarde-moi dans les yeux et écoute :

 

 Sur le chemin de la gare, avant de prendre ce train fou qui m'a mené jusqu'à toi, j'ai perçu une présence plus intense que les autres. C'était celle d'une femme, une grande brune pâle, désirable autant que discrète. Elle se tenait, isolée de  tous, se tenait dans son coin à elle, dans son nid, à elle. Son nid qu'elle avait mis des années à fabriquer. Il y avait autour d'elle comme une aura visible de moi seul. J'ai aussitôt senti la nature incontestable de ce nid tout doux, tout douillet et fermé sur lui-même : il était trop grand pour elle. Ce qui signifiait qu'elle ne l'avait pas fait pour son propre confort, mais bien pour celui d'autrui. Pour l'amour d'autrui. Et que ces autres avaient quitté le nid, ai-je pensé. Qu'ils avaient pris un envol somme toute logique, pour les oisillons comme pour l'oiseau. Et qu'avec le temps, leur nid était devenu son nid. Qu'elle transportait partout où elle allait. Elle. Reine de solitude. Dépliant un mouchoir brodé sorti de son sac. Dépliant un mouchoir brodé pour essuyer quoi, une larme ou une poussière à son œil ? Les deux sans doute. Les deux. Parce que la larme résulte de la poussière primale. Et qu'en essuyant la larme elle voulait essuyer la poussière. Et qu'en essuyant la larme elle s'essuyait, elle. Elle balayait sa propre trace. Celle de son existence. Si bancale. Si inadéquate à ses yeux. Repliant le mouchoir après l'avoir regardé. Longtemps. Repliant le mouchoir et le remettant dans son sac, puis donnant quelques coups d'œil alentour, pour voir si on ne l'avait pas vue avoir cette poussière-larme et ce geste de vouloir effacer.

 Elle ne vit pas que je l'avais vue. Semblait attendre. Tout était dans le verbe sembler. Elle attendait quelqu'un qui ne viendrait pas. Se donnait une contenance. Sac. Mouchoir sorti du sac. Mouchoir déplié en étoile. Poussière-larme à effacer. Mouchoir replié. Rentré dans le sac. Petite toux, la main vient masquer la bouche. Main qui ramène une mèche en arrière. Etc.  Elle ne voit pas que je l'ai vue. Ne voit pas que je l'observe. Pourtant c'est l'évidence même. Ne le voit pas ou ne veut pas le voir ? Elle attend quelqu'un qui ne viendra pas. Ou plutôt : qui ne peut plus venir. Puisqu'elle a tout fait pour empêcher cette venue. Pour que cette venue reste hypothétique. Comme l'existence de Dieu pour un mathématicien athée. Comme l'existence de l'autre pour un mégalomane. Mais elle n'est pas mégalomane. Seulement désespérée.

Ce désespoir, elle le cache aux yeux des autres et au fond d'elle elle le cache. Pour ne pas savoir qu'en fait elle le garde comme un trésor, là, au fond. Pour ne pas avoir à chercher, creuser, puis trouver. Trouver quoi ? De l'or, évidemment.  Oui, de l'or. Puisqu'au fond du désespoir c'est bien de l'or qui s'y trouve. Et, cet or, c'est elle-même.

Aussi ne prend-elle pas ce qui lui revient de droit. Aussi est-elle si humaine, trop humaine. Sac. Mouchoir. Sac. Mouchoir. Petite toux. Mèche. Feu le juste désir. Feu le juste plaisir. Pas même un souvenir d'enfance. Sac. Mouchoir. Sac. Mouchoir. Etc. Sans toutefois se départir de cette grâce inhérente à son mystère. Cette grâce qui me pousse à traverser l'avenue. À entrer dans son histoire.

« Pardonnez-moi, lui dis-je, pardonnez-moi si je vous heurte, mais je vous connais. Je vous connais depuis longtemps, et je ne vous ai jamais vue. J'ai souvenir de cette bouche, de ce nez, des yeux et du regard qui sont les vôtres. C'est difficile d'en parler. Ne me prenez pas pour un fou, ni pour un sentimental. Mais je sais tout de vous et j'ai à vous dire certaines choses. Des choses essentielles. Des choses qui vont changer votre vie. Jusqu'à vous faire exister. Alors regardez-moi dans les yeux et écoutez-moi :

 

« Je vous trouve très belle. Je trouve à ce visage des rides magnifiques. Vous avez des mains creusées de veinures. Des poignets en verre filé, en vous serrant on a peur de les briser, les veines qui y affleurent semblent des éclats sur une blanche porcelaine. Ce profil qu'est le vôtre, il n'appartient qu'à votre nom, et aucune bouche ne saurait le dire sans l'écorcher. Vous vous faites minuscule malgré votre grandeur, comme un vœu de discrétion inscrit en vous. Tout est là (et je la montre à ses propres yeux), vous êtes toute à vous-même, ne changez surtout pas. Restez celle que je découvre. Et ne vous enfuyez pas, promettez-le moi, s'il-vous-plaît. Je vais peut-être vous choquer, mais votre malheur est vrai quand leur bonheur est une bogue vide de tout fruit. Et, surtout, n'enviez pas mon langage : je dis ce que je vois : je vois ce que je dis, certes. Mais je suis seul moi aussi. Imaginez simplement que je m'en vais voir quelqu'un qui vous ressemble. À quelques rides près. Imaginez que vous êtes son probable futur. Imaginez votre solitude en elle, et revenez à vous. Ne partez pas. Je sais que je ne devais pas venir, or je suis là, ici, maintenant, alors rapprochez-vous, n'ayez pas peur, j'ai un train à prendre dans dix minutes et je ne le raterai pour rien au monde, sachez-le. Rapprochez-vous encore. Voilà, comme ça. Maintenant, regardez-moi. Regardez-moi jusqu'à me voir. Vous voyez un homme, cet homme doit avoir entre trente et quarante ans, il a le cheveu fin, châtain clair, les yeux noisette, le nez pointu, les lèvres fines, le visage comme carré, il porte une barbe taillée, bien fournie, qu'il a dessiné avec soin, son visage a quelque chose de raffiné, presque précieux, peut-être même le trouvez-vous à votre goût. Pourtant, le regard vous sonde et dérange quelque chose en vous. Quelque chose que vous n'arrivez pas à identifier. Comme s'il cherchait à procéder à un déplacement, en vous. Comme s'il commençait à y arriver, par cette chose dérangée, en vous. Cette chose, quelle est-elle ? Cherchez et vous trouverez. Demandez et on vous répondra. Frappez et on vous ouvrira. »

 

Après lui avoir dit cela, je lui ai tourné le dos pour partir. Elle m'a demandé qui j'étais. Je lui ai répondu : « Je suis celui qui est ». Elle m'a regardé. M'a regardé jusqu'à me voir. Puis elle a demandé qui elle était, elle. « Vous êtes », lui ai-je répondu. Et je suis parti.

J'ai senti ses larmes me suivre. Ses larmes d'abord, puis sa chaleur, puis son sourire définitif. J'ai senti ce lien irréfragable entre nous. Le sourire était là, dans le train, auquel je souriais. Le sourire est encore là, vois-tu – définitif.

 

 

Oui, cette femme est ton même et ton autre. Oui, tu peux sourire. Oui, ce sont deux mots qui sont le contraire de haine. Parce que tu es. Et que ce que tu es, il n'y a que toi qui peux l'être ainsi. Te lever ainsi. Mettre ainsi ta main dans la mienne. M'embrasser de cette manière si particulière, tellement à toi. Oui, moi aussi je t'aime. Toujours pour la première fois. Depuis demain. Oui. Oui. Oui.  

 

 *

Ne sauront jamais effeuiller la joie d'un cœur,

ceux qui ne croient pas en leur douleur comme en eux,

ne seront jamais la main commune – l'espoir.

Je parle ici de l'Auteur Éternel, d'un manque.

 

La rose qui s'ouvre, pétale après pétale,

fille du vent, cousine du nuage rouge,

et le monde entier semble vivre séparé.

Semble. Semble. Quand des cendres on fait un soleil.

 

Pauvre amour, montre-nous ton visage profond,

Emmène-nous loin des guerres spirituelles.

Qu'elle revoit la louverie qui l'a vue naître.

 

Qu'elle pose sa joue sur mon épaule, louve.

Car ce qui manque à l'amour c'est bien l'amour-même

pour ceux qui ne croient pas en la Résurrection.

*

 

Aujourd’hui, toi et moi nous étions, debout devant la montagne dont nous ne connaissons pas le nom – debout elle aussi, dans la lumière verticale. Le ciel d’ici pâlit merveilleusement entre les branches des pommiers, et le fruit en est succulent. Ton ventre est une bonne terre, mon amour. Le corps pense le poème. Je te respire, moi. Te prononce d’or près de la Sorgue enfin touchée. Les canards sauvages travaillent à se rendre visibles. Eux, rien ne les effraie. Leur ventre est un soleil. Il se caresse de l’intérieur. Et tout le toucher remonte. Toi qui vois des lucioles dans les yeux des enfants, tu sais tout dire mais ne le sais pas. Bonjour, ma vie. Je te salue mon âme. Tu es l’égale de ce village qui traverse nos deux têtes – et les roues à aubes de L’Isle y tourneront toujours.

 

(La cigarette du soir sait parfaitement anéantir les blessures. Nous te suivrons, mon ange, mon regard et moi, comme un seul caillou du soir jeté au fond de la rivière qui contemple la voûte. Tu serais la rivière. Je serais le caillou. Aussi je veux t’écrire, ma vie, avant que tu t’en ailles. J’en ai au moins pour cent ans. A crier Je suis vivant. A vivre d’amour et d’amour. Et d’agacer les puissants. Nous sommes deux maintenant. Nous sommes deux maintenant.)

 

*

 

 Samedi 23 février

 

Oisive, ou tout comme, elle est née dans mes mains comme un oiseau chétif,

a posé sa main là où bat mon cœur second – et ma brume a trouvé sa brume.

 

Nuitamment.

 

Depuis, chaque jour je baise les mêmes lèvres qui s'ouvrent se ferment à mesure.

Les livres qu'elle a touché je les touche, chez elle, dans le secret d'une demi-solitude.

Je glisse des mots dans ses silences, fais du feu avec le bois des amours anciennes,

les nôtres, les vôtres. J'ai jeté mes habits par terre

elle en a fait du temps, car plus rien ne se meurt et que tout se vit dans la lumière,

et que l'incendie du soir c'est la mèche blonde venant manger au front

et l'arrière-lèvre la plus belle impasse où périr est doux quand renaître est sûr.

 

Elle demeure, mystère, dans la maison-mère où je me croyais seul.

 

 

Les mots que je dis sont les mots que je touche, aussi. Aussi je n'emporterai rien au paradis – que son sourire ailé d'avoir tout dit,

 

que le rêve de mon chat qui dort quand la joie est un fauteuil sombre.

 

Assez compté

assez détruit.

 

Elle m'a renommé « Ange ».

 

Oui,

 

« Ange ».

 

*

 

Samedi 23 février

                                                                                        photo: Éric Principaud

 

À L'OISEAU

 

1.

 

ce que l'oiseau amasse

il le doit au dieu

à l'ombre plus grande que l'arbre

 

un diamant dans un nid

des vols dispersés

 

la vérité n'existe

que si tu y crois –

 

 

 

2.

 

maison cernée d'hirondelles

du tranchant de l'œil 

 

tu embrasses leur mouvement

caresse sans toucher

 

ainsi la mer se tient loin de toi

l'homme qui fait tomber la pluie

et l'homme qui rapproche les montagnes

 

 

  

3.

 

je ne voulais pas l'arôme

sans l'ivresse du goût.

 

âme est un mot délicat

l'épeler fait mal.

 

je veux mourir disais-tu.

la marée vient te chasser

et je maudis chaque fenêtre.

 

 

  

4.

 

le coton du nuage s'arrache

aux barbelés

 

à la palissade blanc cassé

 

dedans. la venteuse. descendre.

disent les porteurs d'eau bleue.

 

on porte. sur soi. sacs. seaux. sel.

marées de roses flamants.

 

 

 

5.

 

2 anges s'aiment.

s'échangent leurs rousseurs.

 

sans. crever leur cache-sexe.

damant un chemin.

 

le vin sur la table

sa nature morte de cruche

 

échappe aux doigts de lumière

 

 

 

6.

 

une seule étoile

le point de la cigarette

 

puis une mine oscillatoire

du blanc fissuré de signes

 

l'essor des migrants

dans le ciel

 

je dois rassembler mon souffle

pour apprendre aux mots la marche

 

 

7.

 

sur le drap d'étreinte elle laisse

à son amant un soleil.

 

Aine,   je parle du creux.

Aine,   zone d'angélus.

 

Frôlements d'aile.

 

Elle écrit à vendre sous ses yeux

 

elle donne la main

à une autre intangible.

 

 

 

8.

  

derrière le mur d'enceinte

un ballon tape de toute sa force

 

juste sous mon pull-over,

au lieu dit des chamades.

 

les dépôts autoroutiers.

les vagues au pied de la plage,

 

les épaules baignées d'envols de mouettes.

 

 

 

9.

  

la nuit m'écrit des monochromes

des carrés où elle va nue

 

des crises d'il était une fois

quand la nuit caracole

 

qu'elle fait siffler ses bas

 

empesant sa robe de bure

sur son sexe de corail

 

 

 

10.

  

il était des questions comme

des oiseaux : elles se posaient.

 

mais quand un homme aime une femme

à en détourner le cours d'un fleuve,

 

ce n'est pas l'horizon rouge,

la mer porte ses bijoux.

 

regain d'étoiles, ballerines.

 

*

 

Mercredi 20 février

                                                                                                                                                   photo: Éric Principaud

 

Je dis Joie

 

 

 

Et tes mains toucheraient l'or du jour.

 

 

 

 

 

*

 

Mardi 19 février

 

Deux poèmes de Rûmî

essai de traduction

par Jalal Alavinia et Nicolas Jaen

 

 

  Je suis devenu poète et danseur

 

Ton amour m’a arraché

le chapelet et m’a soufflé

des chants.

 

J’ai invoqué Dieu1 et je me suis repenti,

mais mon cœur n’a pas voulu

m’entendre.

 

Je suis devenu poète et danseur.

Ton amour a brûlé ma vanité2,

ma pudeur et tout ce que j’avais.

 

J’ai été chaste et ascète,

debout comme une montagne.

Mais ton vent, quelle montagne3

n’a-t-il pas déplacée telle une paille ?

 

Si je suis une montagne,

je ferai écho à ta voix 

et si je suis une paille,

je serai la fumée de ton feu.

 

J’ai vu ton être

et par honte de moi,

je suis devenu le néant

et de l’amour du néant,

est né le monde de l’âme.

 

Partout où le néant est venu,

l’être a reculé.

Mais de ce néant qui est venu,

l’être a cru.

 

Le ciel est bleu de nuit,

et la terre telle une aveugle

est assise sur le chemin.

 

Celui qui verra ta lune

sera libre de tout ce qui

est bleu ou aveugle.

 

L’éloge de toi

est en vérité l’éloge de soi.

Celui qui adore le soleil

adore ses propres yeux4.

 

Tes louanges sont une mer,

notre langue une barque.

Le marin y navigue

et on lui souhaite « bon vent ! ».

 

La faveur5 de la mer

est pour moi une fortune éveillée.

Pourquoi dois-je m’attrister

d’avoir trop veillé ?

 

1. En arabe dans le texte : lâ-howla-va-lâ-qovvata-elâ-bellâh :

Il n’est de force et de puissance qu’en Dieu.

2. Vanité traduit le mot nâmousse  qui dans son usage actuel signifie aussi l’honneur.

3. Rûmî emploie les termes koh = kouh (montagne) et kah= kâh (paille),

une expression courante pour exprimer la pesanteur et la légèreté.

4. Mathnawî : « Celui qui loue le Soleil prononce en réalité un éloge de lui-même, car (il veut dire) « Mes yeux sont clairs et enflammés. » Blâmer le Soleil du monde, c’est se blâmer soi-même, car cela (implique) : « Mes yeux sont aveugles, sombres et mauvais. » Mathnawî, traduction d’Eva de Meyerovitch et Djamchid Mortazavi, Roché, 1990, Cinquième livre, P. 1084. 

5. Faveur traduit enâyat qui dans la terminologie mystique signifie la grâce divine pour les gens favorisés par la fortune.  Fortune est le bonheur accordé par Dieu à ses serviteurs. La mer dans ce contexte est souvent employée dans le sens de l’Aimé.

 

1. NE 1. 550 / 352

 

La raison m’a plongé

quarante ans dans la pensée

 

De nouveau, de nouveau,

de cette chaîne, je me suis libéré.

De cette chaîne et de ce piège humiliant,

je me suis libéré.

 

Tu es plein de magies et de mensonges,

ô vieux firmament au dos courbé !

Par ta jeune fortune, de ce vieillard,

je me suis libéré.

 

Jour et nuit j’ai couru,

du jour et de la nuit je me suis délivré.

Demandez au ciel comment

telle une flèche, j’ai filé.

 

Pourquoi craindrais-je la tristesse,

alors que la mort, je sais l’affronter ?

 

Pourquoi craindrais-je le chambellan,

alors que du joug des sultans,

je me suis libéré ?

 

La raison m’avait plongé

quarante ans dans la pensée.

 

J’ai été attrapé par un homme

de soixante-deux ans1.

Des contraintes de la raison,

je me suis libéré.

 

Le destin a rendu

tout le monde sourd et aveugle.

Du destin et de sa gloire,

je me suis libéré.

 

Le fruit est prisonnier

de sa peau et de sa graine.

Telle la figue, de la peau et de la graine

je me suis libéré.

 

Le retard est calamiteux

et la précipitation diabolique.

Du retard et de la précipitation

je me suis libéré.

 

Je me sustentais d’abord

du sang et ensuite du lait,

quand j’ai eu ma dent de sagesse,

de ce lait, j’ai été sevré.

 

1. Certains chercheurs ont fait une autre lecture de ce vers

et ont compris que Rûmî à l’âge de 62 ans a rencontré Shams.

Tandis que dans le vers précédent, il parle de 40 ans de l’emprise de la raison. Donc, selon cette interprétation Rûmî a rencontré Shams à l’âge de 40 ans et puis 22 ans après a été captivé par lui, alors que nous savons que l’attirance vers Shams a été immédiate.

 

2. 228/274 Rencontre NE 2 /537

 

 

*

 

Mardi 19 février

                                                                                                                                                   photo: Éric Principaud

 

Elle crachait son cœur. Elle crachait son cœur.

Elle mourut noyée dans sa propre lumière.

Il entra dans la chambre et la ressuscita.

 

*

 

Lundi 18 février

                                                                                                                                                   photo: Éric Principaud

 

Bonhomme de buée

 

 

Le plaqueminier est seul, encore.

J'ai dit : Le plaqueminier est seul.

 

J'écoute la promesse d'un fruit dans ma main.

J'entends battre son cœur.

J'ai dit : Battre son cœur.

 

Promesse qui ne pèse rien, sa vie.

Sa vie de fruit rencogné dans son ombre.

 

J'ai dit : Dans son nombre.

 

Car :

 

trois fois rien de pluie peut

parfois

faire tout pencher

en faveur de la lumière.

 

J'écoute ton cœur dans la cognée.

Dis : Ton cœur dans la cognée.

 

Là où bat

œil plus lent

ciselure d'aile,

la tranchée-du-corps.

 

Qu'un homme, moi, mon amour, qu'un homme étreint

dans l'embrasure le

brasier.

 

Que ne suis-je de vapeur d'eau

pour embuer ta vitre

et que ta main y passe

révélant

ce grand nu couché qu'est la terre.

 

J'ai dit : Ce grand nu couché qu'est la terre.

 

Aussi. Aussi les femmes laissent dans la transparence

leurs lèvres finement ancrées

et des pensées de reines

et de petites filles aux cheveux bleus.

 

Dis avec moi : Aux cheveux bleus.

 

Le pain de la parole.

Donnez-moi

le pain de la parole.

 

Le baiser sur la bouche des choses

sans que j'en sois chosifié,

moi.

 

Lorsque j'étais Dieu-le-Réel,

je mettais l'univers dans ma poche,

il était, là, caché, sur moi, à mon bon vouloir.

 

Je me parfumais de tout ce que je ne donnerai jamais.

De tout. Pour toujours. De partout.

 

Un jour je vous ai trouvée,

comme on se souvient de son propre cœur,

comme on fait lumière dessus.

 

Et toutes morts.

Et toutes vies.

 

 

*

 

Dimanche 17 février

                                                                                                                                      photo: Éric Principaud

 

CANTILÈNES

 

Maintenant, je reviens aux pierres, à leur ombre de louve noire.

 

 

Pour celui qui déporte les étoiles au plafond de sa chambre, lointaine est la poignée de menthe sauvage qu'un enfant qui n'est plus lui froissait entre ses doigts, pour en délivrer la senteur.

 

 

Les pierres souffrent de ne pas parler.

Elles cherchent un rien, une main d'enfant qui les jetterait très loin.

Elles veulent connaître le ciel, l'élan.

 

 

Sois comme la mer, qui sait enlacer les rochers avec une violence variable.

 

 

Si tu portais mon visage, tu caresserais ma poussière.

 

 

Pouvoir dire des mots très bas, derrière l'épaule de la terre, laisser la friche travailler en soi et hors de soi, là où le printemps se prépare : sans urgence, sans rage, pas sans l'eau qui coule au creux des mains.

 

 

Sur le drap d'étreinte, elle laisse à son amant un soleil.

 

 

Je ne peux pas te donner le paradis, mais une âme légère quand tu danses.

 

 

Le bleu du pantalon, c'est un peu de ciel, n'est-ce pas ?

 

 

Je devais rompre avec ma vie, ce qu'elle avait de plus obscur comme de plus lumineux, pour ressusciter l'enfant que l'ennemi étouffa en moi. Lui prendre la main, l'emmener là, au bord des falaises de l'âge, et me pencher vers lui pour lui dire : « Voici ta demeure : un lit de cailloux. Mais tout le ciel est à toi ».

 

 

Une tache bleue perce le ciel – un trou dans l'étendue grise.

 

 

Si, par une nuit d'hiver, tu te poses près de moi, comme un oiseau maigre, fais entrer la neige, car elle a froid elle aussi.

 

 

Alors que le rideau balance au vent, à la fenêtre.

Comme un drapeau blanc.

 

 

Écrire : laisser la main aller, d'elle-même, sur la page fissurée de signes. Le poète n'est que le réceptacle de tout ce qu'il a senti, entendu, vu, touché, goûté, et dont il cueille le trèfle à quatre feuilles.

 

 

La mer se réécrivait chaque jour devant mes yeux.

 

 

Je me suis tellement manqué.

Je suis revenu à moi.

 

 

Un enfant saute à pieds joints dans une flaque de lumière : toute l'eau revient au ciel, puis retombe, éparpillée, orpheline de lui.

 

 

Laisse la douleur vivre sa vie.

Elle ne t'appartient pas.

 

 

Le vent a bousculé les feuillets posés sur la table d'écriture. Il les a laissés là, par terre, dans un ordre inédit. Sa création du jour.

 

 

Si cette peau donne du grain, l'épouser, y vieillir.

 

 

Personne. Un arbre, seul, tient la fenêtre en hypnose. Personne. Une musique très douce découpe l'air en fractions. Personne. Le sommeil d'un chat, rêvant à un oiseau ou à une souris. Personne. Absolument personne.

 

 

Je dis qu'une larme naissante, c'est l'espoir de l'eau sur une joue heureuse de comprendre sa souffrance.

 

 

Ce matin, on dirait que le silence couche avec le ciel.

 

 

La poésie, c'est la beauté qui passe, un soulier à ses doigts accroché comme la lune : on ne peut la voir qu'en élevant son regard.

 

 

Surpris par la fraîcheur du soir de septembre encore tout illuminé d'été, j'ai fermé toutes les fenêtres. J'ai enfermé le vent.

 

 

Elle se peignait les paupières en bleu.

Par instants, elle ouvrait les cieux.

 

 

C'étaient des instants d'éternité.

 

 

C'est l'ambition de la vague de terminer la mer.

 

 

Fort de ne rien savoir, qu'un feu du soir sur les eaux calmes, qu'une embellie éternelle, goutte d'eau, petit pois.

 

 

 

On enjambe sa propre image

dans les flaques, en aveuglant

 

le pan de ciel qu'elles renvoient.

La flaque un instant bleuit.

 

La nuit, c'est la voie lactée

qui trempe dans le caniveau.

 

La peau cuivrée des étoiles.

 

 

 

Et lorsque la nuit descend

comme un loup dans la neige,

 

posant sa manière noire

dedans son pas de velours,

 

sans savoir s'il marche ou court

je ne vois que le loup

 

si je ferme les paupières.

 

 

 

Pas un souffle, rien ne brise.

Trois fenêtres renvoient le ciel

 

au ciel, la nuit au silence.

Le sucre que je casse le casse.

 

Le ciel gronde. Le silence s'envole.

Il n'est de secret que d'amour.

 

La vérité n'a pas de bouche.

 

 

 

La blessure de la nuit c'est

le don du corps pantelant.

 

La blessure de la nuit c'est

une langue romane et lilas,

 

caresse pour doucir les mots,

premier toucher première eau,

 

ô la blessure de la nuit.

 

 

 

La blessure du jour c'est le

coquelicot en guenilles.

 

La blessure du jour c'est la

très pâle rose trémière des rues,

 

serrant leur cœur, leurs pétales,

eux qui se font roses en la

 

voyant. La blessure du jour.

 

 

 

Je me souviens d'un chat humble,

qui prenait soin des oiseaux.

 

L'oisillon tombé du nid,

il le prenait dans sa gueule,

 

le menait dans la maison,

vivant, au pied de sa maîtresse.

 

Pour qu'elle répare l'aile blessée.

 

 

 

Elle l'appelait Nuage.

Il ne faisait que passer.

 

Dans le ciel qui était à elle.

Dans son corps qui était à elle.

 

Cette ombre qui la suivait,

elle l'appelait Nuage.

 

Elle ne faisait que passer.

 

 

 

Elle a glissé de sa sieste,

a tourbillonné en tombant,

 

et l'eau l'a ramassée verte,

l'a fait tourner sur elle-même

 

en la portant comme une mère.

La feuille de la plus haute branche

 

va enfin visiter le monde.

 

 

 

Sois comme la mer qui sépare

chaque vague de la suivante.

 

Elle sait enlacer les rochers

avec une violence variable.

 

Sur le sable, un dessin d'enfant.

L'écume l'emporte avec elle.

 

Et les châteaux éphémères.

 

 

 

Il y a quelque part un fleuve

refusant de se donner

 

à la mer. C'est le plus beau.

Pourtant il ne le sait pas.

 

Là est le simple, le mystère.

Depuis la rive je le vois

 

dans la distance annulée.

 

 

 

Je marche pour me comprendre.

Bientôt les chemins me quittent.

 

C'est le manteau accroché

à la patère. Je regarde

 

la source du ciel se troubler.

Rouge les lèvres, bleu les yeux.

 

Filles de la bruine, avancez.

 

 

 

Un caillou jeté à l'eau

et le drame l'a voilée,

 

ô, petite mort du rien,

où t'en vas-tu dans tes pas ?

 

Savais-tu que les cercles

continuaient se brisant,

 

et que rien ne les brise ?

 

 

 

Le caillou jeté à l'eau,

et l'eau, qui n'est pas de pierre,

 

apaise le drame par les cercles.

Trace éphémère d'une chute.

 

Ou l'eau n'a pas de cœur,

ou son cœur est partout.

 

La main est vide maintenant.

 

 

 

Trous de sang des omoplates.

On a arraché ses ailes

 

à l'ange harassé d'orients.

Mais. Marée de roses flamants,

 

le coton du nuage s'arrache

aux barbelés

 

à la palissade blanc cassé

 

 

 

Les doigts de ma grand-mère trempent,

à cinq heures de l'après-midi,

 

la madeleine dans le thé.

Comme une gymnastique de l'âme.

 

Du thé ne reste que la lie.

Elle sert d'engrais à la terre.

 

Les rosiers lui survivront.

 

 

 

Tutoyer la terre, yeux baissés,

se noyer dans un étang

 

et ressusciter volcan,

prendre corps dans le ruisseau

 

se libérer dans le vide

qui sépare l'âme du cœur

 

être la lame qui unit.

 

 

 

Le soleil jaillit, couleuvre

dorée parmi les fougères.

 

Le vent joue avec les joncs

la vase connaît le ressac ;

 

et les nuages, porteurs d'eaux,

parcourent le désert du ciel

 

qui se jette par la fenêtre.

 

 

 

Ne laisse pas entrer le loup.

Que ta douleur soit portée

 

par d'autres, qu'elle sorte de toi

comme jaillit une étincelle.

 

Aucun diamant aujourd'hui

mais la somme silencieuse

 

des mots d'amour, des échos.

 

 

 

Poudrière du soleil

et de la mer. Mêlées d'anges

 

(les vagues toréent des silences).

Ce soir, la passe est déserte.

 

L'eau peut soulever sa robe –

jusqu'à mourir d'écume

 

en enlaçant les rochers.

 

 

 

On dit qu'un prisonnier

a libéré un oiseau

 

messager

 

que par là il put périr  

 

*

 

Samedi 16 février

                                                                                   photo:Éric Principaud

 

Pas de temps dans ce lieu-ci : écrire. Cacher la main sous la lumière.

Pour que la main écrive de l'ombre. Au lieu de naître tout le temps –

 

 se cacher pour crier. Je dis je n'ai pas de terre ou ma terre est bleue.

Et le poème commence, il est cette lutte, cet empereur du blanc.

 

Cet empereur noir. Autant que ma terre est bleue sous ma page à moitié

blanche. Mais parler n'est pas le mot. C'est l'outrage fait au silence.

 

Ce sont les lèvres qui disent cela. Tout comme deux ailes – deux ombres.

 

Elles ne seront jamais tues – jamais lavées – jamais ensevelies...

Elles seront toujours deux, combien même elles seraient seules...

 

Combien même elles seraient la seule. Les femmes laissent

sur un col de veste, des points rouges comme des grands phares.

 

Là où ta lumière te porte, tu es là, et pas ailleurs.

Invente-toi un nom d'homme. Sois la femme qui se dérobe.

 

Sois ce que la mer dépose au pied de la grand' dune. Ces larmes-là.

 

Je n'invente rien moi. Je ne fais rien moi. Pour te garder au creux.

En un seul geste je trace une lettre comme brûlée par l'amour d'une sainte.

 

Comme elle enjambe et regarde. L'horizon. Se défaire des peaux mortes

de l'ancien amour. Celle aux bas noirs regarde. Ses jambes longues comme

 

la nuit. S'effacer peu à peu. Des lèvres des mots qui collent à la peau.

Et, trois fois tendre, je suis ce monstre de tendresse aux mains vides

 

qui s'avance dans la splendeur en allée des roseraies de mon pays.

 

Je te donne le valet de trèfle, la fleur de lys pour gagner sur l'étendue.

 

*

 

Vendredi 15 février

 

                                                                                                                            photo: Éric Princiapud

Je plains celui qui ne croit pas en sa douleur –

il séparera toujours ses nuits de ses jours

et s'en ira sans une larme où habiter.

 

*

 

Jeudi 14 février

                                                                                                                         photo:Éric Principaud

 

La mer attaquait le fort.

Là-bas, un bateau rentrait

 

qu'un grand silence barrait.

Aujourd'hui, ce serait entre

 

la mer et le fort – face-à-face.

Le soleil, un loup de brume.

 

Puis plus personne. Les étoiles.

 

*

 

Mercredi 13 février

                                                                                          photo: Éric Principaud

 

Regarde cet oiseau il sait pourquoi il chante

s'il n'a pas le désir de l'enfance ivre du temps

c'est qu'il est un enfant au plus profond de lui.

 

*

 

Regarde cet oiseau il sait pour qui il chante

s'il épouse le temps en secondes noces

c'est sous les yeux d'un chat qui le regarde passer.

 

*

 

Toi qui feutres ton pas dans la nuit de ma chambre

si tu t'en vas tout le temps c'est que tu n'es pas partie

sache que le soleil a son horloge pour toi dans mon cœur

elle brillera pour toi si tu lui demandes l'heure.

 

*

 

De n'avoir pas su croiser le cœur avec les larmes

d'avoir toujours souri sans haine au sourire

de n'avoir jamais éteint la lumière dans la chambre de l'âme

d'avoir allumé des chandelles dans mille cœurs affamés

 

des chandelles qui brillent comme du pain blond

du pain blond qui est venu du feu.

 

*

 

J'ai changé d'habits pour te le dire

tu es peut-être peu de choses

tu es peut-être tout.

 

*

 

Le bleu de ma chemise décidera pour nous.

 

*

 

Ce n'est qu'après avoir tout dit

que j'ai entrevu le début de mon dire

ton silence m'a glacé

comme un loup dormirait entre tes seins.

 

*

 

Depuis que tu t'es lavée dans le soleil

mes cigarettes ont le goût de tes aubes.

 

*

 

Je n'ai pas aimé perdre

et j'ai aimé gagner

 

suis-je vraiment humain ?

 

*

 

Sois mon amie intime

sois ma femme au sexe de feuille

 

ce soir j'écoute le monde dans la cognée du cœur

j'ai une oreille absolue pour cela.

 

*

 

Si j'écarte de mes deux mains

ta chevelure en fougères

j'arrive à la tendre noix de tes pensées les plus belles.

 

*

 

Peut-être aussi d'avoir su te parler des nuits entières

te raconter ma vie de quand adolescent jeune adulte je

perçais des cœurs en volutes

 

le mouchoir d'une jeune femme les yeux brisés de larmes

qui me regardaient m'en aller en descendant vers celui

que je ne serai plus jamais parce que tu es là

 

*

 

As-tu un visage ?

As-tu un regard ?

 

Tu es un sourire.

 

*

 

Si je ne t'ai rien dit pour tes yeux

c'est que je ne suis pas sorti de leur rayonnement

 

chose heureuse

 

*

 

Car je sais ceci tous les soirs les anges mettent la table

tout près de mon lit de vie et

en silence

dans le secret de notre solitude

tes mains invisibles portent un invisible verre

à d'invisibles lèvres.

 

*

 

Toi qui me suis de loin suspends ton pas un instant

écoute la plainte des gravillons

qui s'envolent et puis retombent

éparpillés sur des chemins épars

et vois un peu comme la lune est maigre cette nuit

sa lumière en filet

 

*

 

D'avoir maîtrisé le poème en tirant sur des rennes en feu

d'avoir inventé le rien des journées sans pareilles

pour visiter l'étonnante clarté des fonds marins

et remonter en disant malgré tout

le disant si fort avec ces lèvres mouillées sans mots

pas muettes non

pas muettes

 

haïr la haine n'est pas aimer

la cire chaude des mots ne l'est pas longtemps

j'ai trop tué le temps à le passer

je veux que tu ne passes pas

 

je veux que tu sois mon eau mon pain ma table oui.

 

*

 

Et si je cours en marchant

c'est que je ne marche pas en courant si

je garde la citadelle

toute la nuit

c'est que je garde ton nom

enchâssé à la bague qui entoure mon cœur 

 

nos deux cœurs deux joyaux

enlacés.

 

*

 

Je te connais

voilà tout.

 

*

 

Mardi 12 février

                                                                                                                                        photo: Éric Principaud

 

Le village se serre

tout entier sur la longueur d'un pouce.

 

Les collines vont à la mer

pour des marins sans bateaux,

 

une bruine plus douce que l'air

à avaler la bouche ouverte,

 

face tendue vers le ciel.

 

 

 

Comme l'enfant qu'on était.

Trois pas dans le passé.

 

Bouche ouverte sous la pluie.

S'en allait conter comptines.

 

À trois fois rien de neige.

Que n'ai-je. Un château de cristal.

 

Un mur pour porter mon ombre.

 

 

 

Les silences les plus beaux.

La nuit est un grand loup.

 

Un monstre de tendresse.

Dans une odeur d'absente.

 

Qui se pâme d'en rêver.

Les restes du poème.

 

Les silences les plus beaux.

 

 

 

La pierre heureuse d'être immobile.

Dans son habit de lichens.

 

Lors même que naît entre les branches

le regard bleu du ciel,

 

l'enfant aux lacets défaits

se penche sur elle, la pierre,

 

lui donne un nom, et repart.

 

 

 

Le poème : ce qui est là,

et que l'on ne peut saisir.

 

C'est la vie, le vivant.

Pourquoi le chat tend-il l'oreille

 

à cet instant précis ?

Qu'a-t-il entendu ? Que sait-il ?

 

Et toi, mon ami, que sais-tu ?

 

*

 

Lundi 11 février

                                                                                                                               photo: Éric Principaud

 

Sa main essuie la vitre et le monde apparaît,

tout noyé de buées, vomissant ses chimères,

portant sa douleur comme un enfant une mère,

et lui faisant les poux tandis qu'elle se tait,

un doigt sur la bouche, à coudre des silences.

 

Sa main essuie la vitre et le monde apparaît.

Immeubles à gueule de bois, la cour détrempée,

mais comme on vivrait d'autres temps, d'autres enfances,

môme aux yeux de sel sprintant plus vite que la lame,

comme un tourment ancien ou bien un deuil secret,

une chose incontrôlable qui ne cesse de dire « âme ».

 

Sa main essuie la vitre et le monde apparaît.

Un coureur sur la plage double l'océan.

Dans sa doublure d'ivoire le ciel attend

quelque choc frontalier, quelque couteau dans l'âme.

On entend un pétale tomber dans un vase,

pourtant à deux pas de là la cité s'embrase.

 

Sa main essuie la vitre et le monde apparaît.

Soleil est un trou rouge entre les tours là-bas.

Tu seras si seul quand l'ange te bordera.

Aux sourcils des fées tu as cherché l'accalmie.

Tu ne tiens pas à toi mais tu tiens à ta vie.

Ta main essuie la vitre et le monde est un fait.

 

Ta main essuie la vitre et le monde apparaît,

comme un des souvenirs du temps où tu es né,

où tu n'avais qu'une âme pour toute éternité.

Où la lumière rançonnait dur pour une âme.

Et dans Venise en feu le monde est à tes pieds.

 

Ta main essuie la vitre et le monde apparaît.

 

*

 

Samedi 9 février

                                                                                                                                    photo: Éric Principaud

 

Que n'ai-je. Dans les blés lourds.

La main du vent pour passer.

 

Donnez-moi une âme aujourd'hui.

Ou bien tuez-moi, aujourd'hui.

 

Je serai de velours.

Je viendrai comme la nuit.

 

Je porterai mon cœur en collier.

 

 

 

Dans le soleil. Il s'est jeté

dans le soleil. Mais il était

 

de papier. Vers la jetée.

Vers la jetée on a retrouvé.

 

Un costume gris de perle.

Et des souliers vernis.

 

Dans le soleil. Il s'est jeté.

 

 

 

Dans l'air du soir. Pose un couteau.

De peau. Le lait sèche à tes lèvres.

 

Dans l'air du soir. Dans le soleil.

Dieu, il a plu sur ta face.

 

Grand animal couché,

dans le soleil, il s'est jeté.

 

Dans l'air du soir il nous revient.

 

 

 

Commissure. Épicentre.

Ne me lâche pas la main.

 

Je t'ai cherchée toute une vie.

Mets ton bras sous le mien.

 

Allons jouer sous les grands arbres.

Et par instants sur le chemin,

 

nos deux ombres n'en formeront qu'une.

 

 *

 

Jeudi 7 février

 

ATTAR ATTAR ATTAR (suite et fin)

 

                                                                                                                        photo: Éric Principaud

 

8

 

Ma mère vient me voir tous les jours. H.O., ça veut dire aussi unité fermée. Conversations verrouillées. Ma mère ne l'ignore pas. Elle l'a vécue, la dissociation. Est revenue à l'unité. En tout cas à ce qu'elle en dit. H.O., ça veut dire aussi le poisson dégueulasse, élastique, ça veut dire aussi le rationnement de cigarettes, la télévision allumée pour personne, un seul coup de téléphone par jour, les remontrances du psychiatre, de la psychologue, des infirmiers, et ces mots accusateurs : « Psychotique... Vous êtes psychotique... » et le fait même que vous êtes isolé, mis à l'écart mon ami, parce qu'au fond, je vous le dis, vous n'êtes pas normal, vous... puisque vous êtes vous... attention, il ne faut pas. Il faut au contraire que celui que vous étiez soit un paradis perdu. Tandis que le bruit de piécettes du ruisseau qui coule en filet vous avertit de votre ruine et de votre butin. Le ruisseau, c'est votre vie. Regardez-la comme elle est. Comme elle n'est pas belle, contrairement à ce que l'on voudrait vous faire croire. Un moment de joie ? L'impossible. La grâce, ici ? Les bas noirs de la psychologue. Le cul de l'infirmière. Son petit cul qui vous regarde. Et la vie un instant semble plus belle.

 

 

Semble, oui. Parce que les flics dans ma chambre, parce que moi me jetant dans une fontaine espagnole, un certain été, plongeant dans l'eau blanche et son silence de faïences une lettre d'amour et regardant les mots s'évaporer en volutes violettes, et la page retrouver sa blancheur initiale : moi laissant là une tache immaculée, moi laissant les mots d'amour rejoindre le fleuve se jeter à la mer et traverser le détroit de Gibraltar... moi, assis, là, à côté de maman, et les aiguilles de pin piquant mon cul d'enfant, je me souviens des amies, de l'œuvre, des lèvres, je ne crache pas ma bouche non, je ne vomis pas mon sang, je me souviens et j'ai mal, c'est tout.

 

 

Non, ce n'est pas tout : elle me parle aujourd'hui comme tous les jours de ma vie et à l'autre bout du fil j'entends ma propre voix, pis : je vois ma voix, elle bouge, elle se meut, elle n'est pas immobile elle guette toujours une faille, une brèche dans l'autre, pour s'engouffrer. Un trou de rat par exemple. Plus qu'un trou de souris.

 

Oui.

 

Un misérable trou à rat.

 

9

 

 

Le jour se lève. Les oiseaux prennent leur envol. Je l'ai quittée. Je l'ai quittée et je sens encore son odeur sur mes vêtements. Je respire encore son air. Elle fait crisser une craie ma vie qui se brise encore. En persan, le mot « corps » désigne à la fois le corps et l'âme. Sa vie, à elle, c'était le corps. Le sien. Celui des autres. Elle photographiait des lambeaux de vérité sous des tissus mordorés, et rendait sa copie noir sur blanc. Elle y ajoutait des ailes, des poids, des ombres, des silences. Le mot « ange » c'était le mot « lumière » dans ses photographies, et il tirait, un peu, sur son cœur, là, pour le mener à lui, et il l'aimait, le mot « ange », il l'aimait, elle, elle et ses yeux de presqu'enfant et ses baisers acidulés. Elle. Je l'ai quittée. Elle m'en a voulu, de mon manque de courage, de mes goujateries. Peut-être pas autant que moi je m'en veux. Peut-être pas. Mais, dans son cœur si souvent je sens cette si saine colère contre moi et ce si grand amour, de moi, vers moi, qui déborde et ne cesse. Elle m'a donné son corps ? Je lui ai donné le mien. Chacun le sien maintenant. Et puis chez elle aller boire le noir du café sous la mousse. Bien séparer la mousse du noir pour la première gorgée. De la cigarette, soutirer le poison. Avancer. Avec elle. Encore. En corps. Ils sont deux. Quand il croit lui offrir des fleurs ce sont des mots durs qu'il lui offre. Quand elle a des plaisirs d'enfant de petits légumes verts comme l'espoir, il fait une tête abominable, et ce tout le jour. La tête, ça veut dire Je t'emmerde. La tête, ça veut dire Je vous emmerde tous. Et il la quitte. Sans fleurs pour se faire pardonner. Sans mot et sans enveloppe. Merci. Non. Pas même merci. Au revoir. Et à demain. Puis, de demain en demain, compliqué, de plus en plus complexe. Jusqu'à des mots, un soir. Des mots, comment dire : sur un ton plus haut tout d'un coup. Mais, plus haut, pas d'un cran seulement, hein ? Merci pour ce moment. Casse-toi pauvre con. Etc. Et, oui, évidemment, à cet instant précis le sens crie. À cet instant précis où le flingue du flic et lui dans le viseur. Ça s'appelle hôpital, les jours finissent par y passer, bien heureusement. On est dans le service ouvert, le soir, il y a un match de football à la télévision, un homme en fauteuil roulant le regarde, et lui avec. Bientôt ils vont donner le somnifère, il fait un peu froid maintenant, à cette heure du soir, ce serait si bon de se pelotonner sous une couverture, chez soi. Mais il ne faut pas y penser. La chambre est partagée. Avec cet homme. Cet homme en fauteuil roulant avec sa vie derrière lui. Sa vie qui n'aura jamais été là peut-être, ou si peu.

Il tient. Il quitte l'homme et son fauteuil et retourne chez lui. Il commence à voir cela déjà, à voir écrit sur les murs de son enfance le mot RÊVER en lettres majuscules. À son rêve il y repense, le ponce tous les jours le rêve, le fait bien briller comme un sou neuf. Et il pense Sou lié Sou lié Sou lié, et ça le reprend. Il est veuf, il se sent veuf. Il est veuf de sa vie qui est partie au ciel. Au ciel, oui, ou très loin dessous la terre ou volatilisée. La vie, c'est-à-dire l'espérance. Le fait de rendre possible l'impossible, et recommencer, chaque jour que Dieu ou son ombre fait, à rendre possible l'impossible. Or, à la moindre brise, la girouette pourrait tourner, flèche vers l'est. Il la revoit, et rebelote. Casse-toi pauvre con. Merci pour ce moment. Elle est blessée. Ne veut plus le voir. Et puis, un jour, il a oublié comment, elle accepte enfin. Peu à peu, elle redevient comme avant. Un jour, il comprend que son amitié, c'est de l'amour. De l'amour transformé. Et il l'accepte. Avec, au fond de lui, ce vague regret merdique, ne jamais plus être un enfant. Cette nostalgie de l'Être, de Dieu, de l'éternité. À jamais. Il le sait. Il le sait, et certaines nuits il croit se réveiller là-bas, à l'hôpital, en psychiatrie. Et il revoit fort bien cette cour, ce ciel au-dessus de la cour, cette dépression. Et il fait des patiences, avec des cigarettes, dans le patio, lorsqu'il y revient. La psychiatre. La psychologue. Jusqu'à plus rien. Quelque chose comme une bagarre entre l'institution et lui. On ne ressort pas indemne de ce genre d'épopées. Aussi il ne se lave plus, ne se rase plus, il dégouline de sueur, il pue, il sent la pisse, ce petit avorton sacrément fané. Ce n'est pas grave, dit-il : il y a l'écrit, et elle est là. Elle. 

 

 

 

10

 

 

Je suis le huitième dormant. On a construit un mur autour de mon sommeil. Je me réveille au pavillon des emmurés vivants. Je me réveille toujours au pavillon des emmurés vivants. Sept chrétiens endormis, des centaines d'années durant. Un vieux chien montant la garde. Les yeux du chien dans la nuit. Ses deux yeux ouverts. Et puis, un jour, ils se réveillent, un à un se réveillent. Ils ont l'impression d'avoir dormi quelques heures seulement, et, voulant se payer à manger, sortent de leur bourse des pièces datant d'il y a trois-cents ans. Le marchand ne veut évidemment pas les croire lorsqu'ils affirment qu'ils viennent du passé, et ils ont tôt fait d'être un objet de discorde aux yeux des autres. Aussi, ils décident de retourner dans leur caverne, et de dormir. Ce pour l'éternité. 

 

Je suis le huitième dormant. Je suis l'autre. Dans mes veines coule un vin plus sombre. Chez d'autres il flatte la bassesse. Du coquelicot la liqueur. La tige qu'on allume. D'elle l'œil froncé. L'ivresse, d'elle. Elle ne vient pas me voir au pavillon. Trois fois tenter de se pendre. Trois fois. Avoir envie de leur cracher à la gueule, leur potage dégueulasse. Attendre l'heure de fumer. Dix cigarettes par jour, même pas. Toi qui fumais un paquet et demi en douze heures... Toi qui m'as remarqué dans la rue. Toi qui es moi. Moi qui suis l'autre. Et le deux crée un trois tout d'un coup. Il y a toi, il y a moi, et il y a nous. Entre toi et moi, tu est de trop.

 

Et je suis le huitième.

 

 

 

11

 

 

Entre 250 et 253, sept éphésiens se refusent au culte de l'empereur Dèce et à ses idoles : ils viennent de se convertir, secrètement, au catholicisme. Ils sont arrêtés, interrogés. Ils acceptent de se séparer de tout leurs biens et de la dignité liée à leur rang, mais n'en sont pas moins emprisonnés. Parvenant à s'évader, ils se réfugient dans une caverne dominant la ville. Là, ils s'endorment, épuisés. Selon la tradition chrétienne, leur sommeil, celui de l'âme, aurait duré deux cents ans. Les musulmans disent trois cents. La Sourate des gens de la caverne évoque cette scène des sept dormants, et d'un huitième, qui n'est autre qu'un chien fidèle, Qitmir... « « Combien de temps avons-nous séjourné ? » ; les autres dirent : « Un jour » ou « une partie du jour », ou, mieux : « Notre Seigneur est seul à savoir le temps que nous avons séjourné... Envoyons donc l'un de nous à la ville, muni de cette pièce d'argent que nous possédons, examiner qui y (vend) la nourriture la plus pure, et nous en ramener quelque attribution. Qu'il se montre accommodant, et prenne bien garde de n'éveiller sur nous l'attention de personne

car s'ils nous découvraient, ils nous lapideraient, ou nous feraient revenir dans leur secte : alors à jamais nous serions des triomphants. »

 

Ils étaient trois, cinq ou sept. Et leur fidèle compagnon le quatrième, sixième ou huitième.

 

« Ils ont séjourné dans leur caverne trois cents ans, auxquels on a ajouté neuf. »

 

Ainsi parle le Coran.

 

Moi, je ne sais si je suis le quatrième, le sixième, ou le huitième. Je sais seulement que je suis le chien parmi eux. Le chien aux yeux lugubrement ouverts la nuit, et qui guettent. Celui qui ne dort jamais. Celui qui veille pour tous les autres. Celui que l'on ne salue pas et qui inspire de la crainte. Un chien.

 

Un simple chien.

 

 

*

 

Mercredi 6 février

ATTAR ATTAR ATTAR (suite)

5

 

Je me réveille dans la nuit du pavillon des emmurés vivants. En un sursaut je soulève le drap de dessus moi. Puis je vais, feutrant mon pas, reniflant comme un bâtard, un chien battu par ce sale mélange médicamenteux dérivant dans mon sang, envahissant mon cœur à la manière d'un lent poison : à pas de loup dans les veines. Je vois le couloir, les portes, la fenêtre où passe un rayon de lune, un maigre bras de rouille. Je vois un enfant battu qui se tient le bras, là, dans l'angle. Ouais, battu l'enfant, noyée la vie, parce qu'océanique. Ce n'était plus sa foi qui était à sauver – c'était sa vie. Il fallait le lui dire, et qu'il me réponde. Mais il n'entendait pas, il n'entendait rien d'autre que le pleur du monde, continu, et, tout ce qu'il cherchait, l'enfant, c'était de continuer à pleurer, tout le temps, le sang du Christ. Je voyais ce sang, j'entendais le pleur aller venir mais jamais au grand jamais je n'aurais pu le lui éviter. Au bout d'un long moment, je me suis rendu compte que c'était moi qui pleurais. Un infirmier m'a remarqué à travers la nuit. Il m'a donné un somnifère, m'a dit de me coucher et, que voulez-vous, je me suis rendormi.

 

 

 

6

 

Je n'ai plus rien. Qu'un bout de terre inculte. Rien. Je prends mon petit déjeuner au pavillon des emmurés vivants. J'ai été pesé, on m'a volé un peu de sang, on m'a fait me sentir lourd, empesé. Énervé surtout. Une de ces colères ancestrales. Très longue colère, qui dure encore, à écrire en minuscules sur du papier-bible. Or, à des moments du soir, quand tu sais qu'on tue là-bas, quand tu sais que l'on viole là-bas, que l'on viole avant de tuer, que dis-tu, que fais-tu ? Et, lorsque toi-même est une prison, un trou à rat, que fais-tu ? Tu sais, je suis toi mon frère, et tout en étant toi tu es beaucoup de moi. Une simple voix. Qui t'écartèle si souvent. Qui te fait te pencher sur tes notes, qui ne sont que des pages volantes, et ta vie sait s'envoler. Tu vois, mon frère, j'ai envie de revenir. J'ai envie d'insister. De me faire plus troublante. De m'annexer ton corps. Un jour, c'est mon rêve, devenir parfaitement toi. Uniquement toi. Avoir pris ta place. Impossible ? Je ne sais. Je l'entends venir, la Dame. Je l'entends marcher sur tes cendres... La voix revient tous les jours, alors la faire taire, couper court mais. La voix est là. L'unité fermée. Je suis réduit au Deux, à la brisure. Parce que je suis comme toi : un enfant.

 

Parce que je suis comme toi, un enfant, je vais te dire le désert. Brutal. Et qui monologue. La poussière des oueds et les enfants maigres comme des fils barbelés au blanc des yeux plein de mouches, le sable, les dunes – est-ce que tu sens le sable et le soleil à travers l'œil de la télévision ? Oui, tu sens, tu sens tout, les infirmiers, infirmières, leurs petits culs bombant leurs pantalons, leur air de forteresses imprenables, leurs airs, leur morgue, cette étrange affaire que tu fais tienne, uniquement tienne les jours passant, avec la voix qui s'en va, qui s'en va ou que tu apprends à ne plus écouter tout le temps, et parfois des fuites, comme ce jour où tu parles seul dans le long couloir, parles seul de la mort de Dieu, sans doute à Dieu tu t'adressais, qui sait? Oui, sans doute à Dieu. Et moi, la voix, je la gerbais tous les jours, je la pissais, la déféquais et la jouissais tous les jours la voix. Oui. Oui. Je n'étais plus OK. J'étais K-O.. Et, dans la chambre du pavillon, les quelques mètres carrés où je vivais, sous les draps, un des quatre murs était dédié à l'absence. Absence de quoi ? Absence de lieu, de dieu, de moi. Absence de tout dans la melancholia. 

 

 

  

7

 

mam

an je ne sais plus ce que je suis il n'

y a plus de fleurs chez toi tu

as fait couper la haie qui nous cachait et moi j'

ai cet espoir comme une entrave Vivre Vivre mam

an le napperon le vase de fleurs il n'

y en a plus que d'

artificielles

celui qui les saigne signe sa Joie

 

je dis Joie

je pourrais dire fleur de sel

et un policeman fait la circulation

dans les artères de ma ville j'

ai des choses à te dire mam

de quand je parlais à ma grand-mère

et qu'en elle je reconnaissais la mère de mon père

avant même que je fusse il 

y avait juste une mère et un fils

déjà

comme nous deux maintenant

comme nous deux maintenant

 

Alors Alors avec cette écriture d'asthmatique je m'en vais porter des fleurs sur la tombe

de cet enfant jamais né

qui aurait pu être moi

et que je ne rencontrerai jamais

Alors avec cette écriture d'asthmatique je m'en vais porter des fleurs sur une tombe

et je ne sais pas où c'est

et les fleurs je les tiens je m'y tiens

comme à une poignée d'amour fauve

et rien jamais ne me dira

si ce que j'ai vécu je l'ai vécu réellement

ou bien si c'était du chiqué,

un embrouillamini de trucs

et je ne connais ni les trucs

ni les machins

et je me cache dans ta main mam

an

 

ta main c'est mon île déserte

je m'y retrouve enfant

et tu es mon extrémité

et je suis ton extrémité

ce n'est pas chose facile que de marcher à deux

parfois j'envie si fort ceux qui marchent tout seuls

et n'ont qu'un seul corps pour toute vie

aussi je vais haïssant ceux qui nous haïssent

ceux qui sont indifférents à tes yeux

qui ont-ils perdu qui ne peut revenir

les enfants qu'ils étaient marchent tantôt

derrière eux tantôt   à côté

pour une ombre c'est une ombre

rien n'y sera changé qu'au jour

(peut-être)

de leur propre effacement

 

Aussi je travaille à ma disparition

comme souffle ou rosée

dans le corps du texte

un visage non merci

une tristesse infinie

une cigarette noire

signe ma vie

d'avoir trop osé

tout dire

et tout taire

d'un même geste de grâce s'il

vous plaît a

chevez moi j

e n'

ai plus de mo

i

cas

sé com

me le pa

in en de

ux

sur la table cas

sée en de

ux

s'il

vous plaît je n'

ai plus que to

i

 

mam

an

 

*

 

Mardi 5 février

ATTAR ATTAR ATTAR (suite)

 3

 

Les fleurs artificielles dans la chambre de ma mère. Fleurs artificielles comme une vie artificielle. Aller au cimetière porter des fleurs aux morts. La mère emmène le bouquet par la main, gaiement. Bouquet artificiel comme une mort artificielle – une seconde mort donnée aux morts. Y arriver, nettoyer le caveau familial, nettoyer là où nous serons, avec de l'eau, des chiffons déloger l'araignée la poussière. Puis voir, constater tout cela : nous aurons nos noms écrits ici : à l'endroit où la pierre respire. Alors. Alors revenir, se diriger vers la voiture mais garée si loin devoir d'abord traverser tout le cimetière et. Et, traversant les allées, un rire de petite fille. Qui donne à nos morts du pain, de la lumière, eux qui ne sont plus que deux enfants qui jouent sous les arbres du paradis, mes petits, mes anges – mes grands-parents. Il se cognait la tête contre le mur d'être aveugle. Elle caressait toujours, en se couchant, une Vierge bleue et blanche qui lui ressemblait. Ils sont partis peu à peu, jusqu'à totalement se dissiper. Mais dans la corde de la voix je l'ai retrouvée, Mado : dans la voix de maman, dans ses sourires, ses enfances. Peu de place pour sa mort dans ce que j'écris. La vie est plus légère que la frivolité. Je dirai Je vole Je vole Et je m'envolerai Je serai peut-être ce vieillard osseux marchant vers l'Alfama. Ou celui-ci, rongé par sa haine, un rat crevé dans le cœur. Lorsque j'étais Dieu, je rejouais les planètes. Par la sensation je connais l'humain sous l'angle du divin : trop souvent il y a un rat sous le mot cœur. Moi, je volerai peut-être des pommes dans les corsages des femmes – je les délacerai. J'aurai trois, treize, trente trois, quarante six, soixante et treize ans. J'écouterai parler l'impératrice lente à peler son manteau de peine dans la cuisine. Je lui offrirai un manteau de problèmes. Nous serons Un. Un. Et ma vie donnée aux chiens. Mes plaies. Mes blessures. Une certaine laine. Une certaine haine. Dieu dans tout ça ? L'extase. L'ex-stase. L'ancien accordeur de guitare. Celui que l'homme ou ceux qui se croient hommes cherchent par satellite. L'œil  bleu de l'hortensia ce matin me parle du bleu-gris des yeux de grand-père. Le souffle court de ma grand-mère (un souffle d'asthmatique, un de ces souffles en besogne, vacillant comme l'enfer, un souffle comme d'un poumon perforé). La menthe fraîchement cueillie envahit l'eau du thé (thé noir croyais-je, thé d'or en fait, comme descendu des neuf portes de son corps, oui, comme s'il elle l'avait sué ce thé, sué tout le jour oui, comme si elle l'avait sué tout de sueur sucrée mentholée comme jamais, la Vie, la Vraie, l'Indicible-Vie...) Et je m'en vais, moi, du vent plein les poumons, son souffle à Elle sans doute, je m'en vais moi mimer l'oiseau noir avec mes mains d'ennui sur le mur blanc de solitude, chez moi, là où j'entends les cris s'entrelacer se faire violemment l'amour jusqu'à la détonation finale et toucher le jasmin des plaies des blessures Hôpital Silence

 

 

 

4

  

Je ne me souviens pas de ses ailes de petite fille

ni de ses yeux d'autrefois

je sais seulement que l'espoir était la couleur

quant à ses amours je n'en sais que ce qu'elle m'en a dit

qu'après l'espoir vient la douleur

au fond je n'en sais rien

excepté cet adolescent qui voulait l'emmener sur la plage

auquel elle a dit Non

 

C'est peut-être sur ce Non que s'est jouée sa vie

(cela elle ne peut pas l'oublier elle ne l'a jamais su)

 

C'est sur un oui que s'est joué la mienne

un de ces oui où est enclos le regret

déjà

comme un oui mal assuré

mais qui veut y croire

et par là se condamne à ne pas quitter

 

l'a-t-elle dit le cœur battant ou l'a-t-elle dit pour s'en persuader

 

avait-il fait chauffer du thé à la cannelle

lui avait-il apporté du sucre roux en morceaux

dans une soucoupe en porcelaine

avait-il mis l'odeur des fleurs dans sa bouche

avant de lui en parler

je ne crois pas Non je

ne crois pas

 

Il a vu une jeune fille à emmener sur la dune

devant ses peurs de poupées il est resté c'est tout

il était doux d'accord mais doux comme un loup

il a juste attendu avant de montrer les crocs

 

 

Maintenant tu as vingt-six ans février arrive en ramassé de chair

allongée sur ton lit d'hôpital tu fermes la paupière

les  cris du petit être altèrent ta réalité

des morts se promènent à la télévision

 

Autre hôpital tu fugues avec une folle en hélant les voitures

pour des éclats de plomb sous ton sein gauche elle a la carabine

 

 

Maintenant tu te réveilles en pensant à l'enfant

tu redoubles d'affection pour pallier au manque

d'amour du père

dans cette indifférence tu bâtis ta demeure

tu as quoi vingt-sept ans et ta lumière

belle parce que tu l'ignores franche plus que de raison

ton destin et le mien ne peuvent être descellés

tu fais chauffer du thé à la cannelle

apportes du sucre roux en morceaux

dans une soucoupe de porcelaine

et tu mets l'odeur des fleurs dans ta bouche

pour m'apprendre à parler

 

Tu me parles aujourd'hui de la mort de ton frère

avec un arrière-goût de cendres dans la bouche

tu as six ans il se pétrifie devant toi

rien à faire le drame dénature le bonheur restera ce goût de cendres

ton cerveau coupe la scène au montage

plus rien

Rien

 

son cœur a tiré un  trait final

et pas d'autre conclusion

 

C'est terrible

comme la mort se donne

comme elle se laisse prendre

 

Toi tu as trouvé la cérémonie du thé

et des mots comme « C'est si agréable d'être au chaud quand il pleut dehors »

et j'aimais le canapé où j'étais assis

j'aimais le salon de la maison la présence des chats et puis la pluie debout contre les baies vitrées

la pluie ce n'étaient plus les larmes

mais ton sourire et tes yeux de presqu'enfant

car j'avais depuis toujours trouvé la source dans les yeux de ma mère

la source d'où mon monde est arrivé

 

Sois douce avec toi-même

n'aie pas peur de ta lumière

le sais-tu le démon s'enfuit avec les larves

lorsque l'on prononce dans la nuit le nom de Jésus...

Nous sommes tous des christs et toi tu es une sainte.

 

*

 

 Lundi 4 février

ATTAR ATTAR ATTAR (suite)

1

 

Le jour se lève. Une tache bleue perce le ciel – un trou dans l'étendue grise. Je me réveille d'un seul coup. Sur un sursaut entravé. Ne sachant plus ni qui je suis ni où je me trouve. Sur ce, les infirmiers pénètrent dans la chambre d'isolement, allument la lumière, me détachent, me mettent debout, me mènent hors la chambre, me mènent hors ce paradis de chanvre que j'ai visité des années durant, il y a un couloir, il est long, au bout de ce couloir il y a un salon, il est grand, et au bout de ce salon la terrasse, on m'y laisse avec mes yeux qui se ferment avec mes yeux qui s'abaissent sept étages plus bas vers tout ce vert vers cette très légère bruine ce tout petit crachin et l'idée on ne peut plus nette on ne peut plus précise que ça ne se fait pas que l'on n'a pas à enfermer Dieu ici. Dieu ? C'est-à-dire MOI. Et le O du milieu du MOI c'est ma poésie. On n'enferme pas la poésie, vous entendez ? Ils ne répondent pas. Ont fermé la baie vitrée du salon. Ne me regardent plus. Alors je le vois, le garde-fou en plexiglas. Alors je m'approche et donne un grand coup de pied dedans. Ça y est, il est parti en éclats. Ça y est, je prends mon élan pour m'envoler. Ça y est je cours, je vais sauter quand. Quand un des infirmiers me retient au tout dernier moment. Il dit : « Comment avez-vous fait pour le casser ? »... Pour casser quoi ? Le plexiglas, bien évidemment. Dans la folie accomplir des miracles désastreux je peux. Ne me pose pas la question. Je peux. Et toi, comment as-tu fait ? Comment as-tu fait pour me voler ma mort ?

 

 

 

2

 

Je suis écrivain disais-je, é-cri-vain !, et les flics disaient asseyez-vous là, et ils fouillaient le salon, à la recherche de quoi ? Quelque chose qui pourrait vous nuire ils m'ont dit Combien étaient-ils ? Trois, je crois bien, trois, oui, et moi je venais de rentrer après m'être échappé de l'hôpital Parce que j'avais entendu l'inquiétude, épaisse,grande et grave inquiétude de la mère au téléphone et que j'aurais préféré me noyer en pleine mer entouré de squales plutôt que repartir à l'hôpital avec elle qui m'apporterait des bonbons des nougats bref des choses où se casser les dents voilà la bouche en sang Et puis les flics qui fouillent fouillent fouillent l'appartement et moi qui leur dit Et qu'est-ce que vous cherchez ? Le dit si bien si durement et de manière si délirante qu'ils cessent de chercher cessent de chercher On me dit « Passez une paire de souliers » Le mot Soulier je le vois pour la première fois se casser en deux Sou lié Sou lié Sou lié Alors je passe passe passe mes chaussures Alors je lui fait un grand doigt d'honneur au flic dans ma chambre l'appuie ce geste d'une belle parole oubliée depuis Et me voici en train de descendre les escaliers de descendre les escaliers vers l'absence de bonheur vers le Néant-Absolu de l'hôpital Aussi Aussi quelque chose en moi sait Même dans ce profond délire Que le Moi va être mangé tout cru Mais cette chose connaît-elle encore le Soi Le grand Soi qu'est Dieu Quand bien même se prendrait-elle pour Et les flics décident de ne pas nous suivre Ils me laissent avec les ambulanciers Il y avait du monde en bas à côté de l'ambulance et des voitures de police Des voisins Des badauds Et je les ai regardés dans les yeux chacun chacune sans rien dire Mon regard disait tout Absolument Tout Sou lié Sou lié Alors j'ai pensé à quand j'étais beau à quand j'aimais étais aimé en retour immensément avec cette grâce toute féminine j'ai pensé Il y avait une femme en moi Et je me suis dit Merde Merde Pourquoi ai-je tout gâché Cette question la seule réponse ça a été Maladie Maladie de la mort de l'amer Maladie Et je me suis senti triste soudain Infiniment triste On est arrivé les ambulanciers et moi Arrivés en ambulance à l'hôpital Case départ Retour à l'envoyeur Les infirmiers ont pris le relais j'ai dit Non ! Non ! Pas la piqûre ! L'infirmière m'a dit « Il le faut » Soudain j'ai pensé au Monsieur Quand l'analyste m'appelait Monsieur ça ne me plaisait pas Je lui ai dit un jour Il m'a répondu « Mais vous méritez d'être appelé Monsieur » Et moi qui trouvais ça comment dire Pompeux Oui Pompeux c'est ça Et je n'avais plus le droit Moi d'être appelé Monsieur Et je me suis soudain relevé et lui ai dit les poings serrés, à l'infirmière, lui ai dit Incline-toi, Incline-toi devant ton Seigneur Elle m'a dit « Tout ça ? » Et Que voulez-vous Je me suis endormi

 

*

 

Dimanche 3 février

 

ATTAR ATTAR ATTAR

 

0

 

Parce qu'elle a frictionné mon petit corps nu au sortir du bain. Parce qu'elle a mis des fleurs dans mes cheveux omis de poser son nom à côté du mien discrète croyais-je. Parce que quand elle se peignait les lèvres dans un miroir de poche sorti du fond de son sac moi petit garçon j'apparaissais grimaçant. Parce qu'elle souriait d'un sourire un peu crispé contrit quand je froissais ainsi mon si beau visage blond. Parce qu'elle a partagé sa blondeur en moi coupée en deux avec le noir des cheveux de mon père Parce qu'elle m'a donné un père comme on vous donne une bombe à retardement bien emballée dans un ciré jaune. Parce qu'à ce père je pense tous les jours parce que je lui crache dessus en crachant en travers de mon miroir sa sale gueule mienne je ne veux plus. La voir. La voir Elle Comme Elle voudrait que je sois cet autre que je ne peux être cet impossibilité d'être sans aspérité aucune, pense trop à ma douleur Elle, ne sait pas, ne voit pas à quel point cette douleur je la transforme/c'est sa douleur qu'elle voit qu'elle gomme et qui revient gomme et revient gomme et. Je me dis des fois la folle c'est Elle Elle. Elle a le mode d'emploi de l'aspirateur. N'a pas le mode d'emploi du fils. M'a dit tu ressemblais à un autiste un autiste asperger ne s'est pas rendu compte qu'elle tenait une arme le langage a tiré à bout portant autiste tu entends ? Est comme tant de gens – les gens c'est aussi Moi – ne se rend pas compte de ce qu'elle dit sans s'arrêter de parler donc de ne rien dire du tout de montrer la mort me montrer sa mort la démontrer. Elle se bat contre l'aspirateur jusqu'à ce qu'il retombe inerte à ses pieds comme un enfant mort tombe. L'aspirateur, pour Elle ? Un moyen. Un moyen d'aller vers le petit dieu de la propreté qui est une fin. Propreté, haine de la moindre tache, quand les miennes sont de naissance. Propreté de langage, costume pas déchiré aux manches, costume bien repassé plié rangé dans un placard où sont rangés d'autres costumes rangé dans un placard où est rangée sage comme une image la petite fille qu'elle a été à qui elle ne parle plus ne parle plus depuis le coup de carabine depuis ma naissance les nuits blanches et l'hôpital psychiatrique pourquoi ne pas le dire enfin dois-je vraiment garder ce secret le faire mourir et parce que c'est aussi mon secret me faire mourir et qu'on me range avec elle la petite fille dans ce placard qui sent si bon que j'y étouffe déjà ? À ces petits dieux sans conviction aucune je m'oppose dans sa langue pas à Elle Dans ce qu'elle ne dira jamais Jamais tu m'entends ? Parce qu'elles ont frictionné nos petits corps nus au sortir du bain. Parce qu'elles jouaient à la poupée bien avant. Et leurs maris à des courroux de petits soldats et d'avions de papier. Parce que je n'arrive plus à leur dire « je t'aime » je dis « Je ». Il n'y a plus rien. Seulement cette étrange affaire sans solution apparente. Parente de tout le monde. Et d'écrire, à une femme-monde, une qui serait toute, une énigme. Parce qu'elles m'ont mis au monde en se donnant à moi. En me refusant un enfant que je n'ai jamais demandé. Pas avec toi semblaient-elles me signifier. Parce que j'ai à faire signe à enfanter dix mille fois plus que les autres un milliard de fois plus. Et qu'elles se reconnaissent dans le geste double d'accoucher d'assurer la pérennité de l'œuvre. Et qu'un enfant peut être aussi de mots. Regardez-la comme elle est fière. Des miens. De ceux qui sont à tout le monde et que j'agence autres. Parce qu'être autres c'est ce qu'elles veulent pour nous sans savoir. Sans savoir qu'elles ne pourront qu'un temps que. Le temps du refus de nous vis-à-vis de. Ce qu'elles nous donnent nous redonnent comme vie. Et que tout à coup. Que tout à coup à un seul moment l'idée qu'elles pourraient tout reprendre nous laisser là seuls à jouer avec notre sexe ridicule et. Et c'en est fait de nous. Peut-être à jamais. À jamais tu m'entends ?

 

 

Après avoir vidé mon sac, qu'est-ce qu'il me restera ? Un long regard sur les choses d'ici de là-bas un arc de cercle rouge dans la nuit l'odeur d'une cigarette sur un vêtement des cendriers à vider et l'odeur des ordures chez moi cet écœurement d'avoir eu à regarder à fumer et à dire d'avoir eu à vivre jusqu'à la fin de l'éternité et au monde de faire comme si je n'avais jamais été et tous ces morts-vivants et tous ces vivants-morts moi j'ai. Moi j'ai une mère son parfum la devance il parfume le chat que j'ai il l'a oint Moi j'ai une mère elle a mis des fleurs dans mes cheveux quand j'avais trop mal pour être un vivant-vivant Elle a frictionné mon petit corps nu au sortir du bain Pas coupé au rasoir les cheveux de mes tempes mais fait des anglaises avec Elle m'a donné sa blondeur Aurait tellement voulu me les donner en entier ses cheveux Comme elle donnerait sa Vie pour que je vive plus Comme elle donnerait son Corps pour que je vive plus Pour que je vive mieux Elle a choisi mon père pour sa force et me donne du sucre quand j'en ai besoin Elle me donne ce qu'elle a en Elle Même ce qu'elle n'a pas me le donne Me donne l'argent le cuivre le fer Me donne les louis d'or Qu'elle compte scrupuleusement le soir en pensant à moi Me donne plus que l'argent plus que le cuivre plus que le fer et plus que tout l'or du monde Me donne un amour insensé Impensable cet amour Et chez Elle je suis parfois comme j'ai été en son ventre Serein Calme Liquide Rempli de fraises et de framboises et j'ai faim Elle donne j'ai soif Elle donne Elle fait le monde plus vaste et je ne sais pas Non ne sais pas Ne saurai jamais Ce qu'est le monde sans Son Amour Puisque Son Amour c'est ce qu'elle ne sait pas ne pas donner Et que même en mourant Elle continuera Ma mère Continuera à me changer Et Une fois de plus Avec Elle Moi heureux Je serai Et la Vie nous serrera dans ses bras Comme avant nous serons Un seul Un seul

 

*

 

Vendredi 1er février

 

 Viens ma vie,/ je t'emmène viens/ allons glaner des roses des/ lilas/ sur les sentiers les mûres sauvages/ pareilles à du sang noir/ oublier/ enfin/ tous les soleils cous coupés croisés dans le patio/ de l'hôpital où/ ils faisaient des patiences/ avec des cigarettes/

 

Comme après un coma   l'odeur d'une rose/ ce matin   c'est à peine si tu pressens/ le cours des jours   les lèvres rouges/ Des épaves démâtées, mère/ Des/ D'avoir joué sa vie aux dés d'avoir eu ce que l'on n'aurait jamais/ imaginé/ Et un jour   comme ça   elle revient la lumière elle/ étend une aile sur toi ma vie/

 

Viens viens je t'emmène viens/ Au cœur du cœur du cœur au/ …/ Je t'emmène viens/

 

Une cigarette c'est comme une étoile/ ça brille dans la nuit/ Les fumées remontent en danseuse/ La pente à quoi elles aspirent/ Gorge raclée de toux de/ tout ce que tu n'as pas fui tout/ ce que tu as affronté/ Une cigarette c'est comme une étoile tu/ es le feu/

 

Viens, ma vie,/ je t'emmène viens/ allons marcher avec le père en haut des dunes/ Ce môme indivis aux yeux de sel qui était lui ce/ môme in/ divis/ Il n'était qu'un enfant tu sais/ avec des courroux de petits soldats et d'avions de papier/ Il n'était qu'un/ puis il a eu mal/ mal/

 

Viens ma vie je t'emmène viens/.../

 

Allons courir en haut des dunes avec le père allons/ désensabler sa bouche allons/ Faire mouche cocher l'encoche/ Griffer un cœur sur l'écorce faire neige d'ange avec la bien-aimée/ la mort se cache quand elle l'entend venir/ se cache quand elle l'entend venir/ Ma vie/ Vie mienne/

 

Viens ma vie je t'emmène viens/ …/

 

*

 

Jeudi 31 janvier

                                                                                                                                                               photo: Éric Principaud 

 

Plus de mots./ Des épaves démâtées, mère./

 

Comme enfant tu portais l'eau./ Au retour du puits./ T'en allant vers ta maison./ Ne pleure pas s'il-te-plaît./ Efface l'eau des larmes./ Efface ce qui te fait sombrer./ Sombre femme./ Vers l'amer./ Tume. Sage sois comme l'être./ Sage sois comme le temps./ Qui cache son or dans tes sourires./ Sois l'humilité même./ La vie, même./ Et tout ce qui ne passe pas./ Ne t'en mords pas la langue./ Ne t'en mords pas la langue./ De cette époque d'épousailles l'a./ Venir./ Venir te voir manger ta soupe./ Toujours la même./ Comme on mangerait des larmes./ Le poivre fort arr./ Ache./

 

De quand je n'étais que les larmes de mon père./ De t'avoir fait un mort au lieu de t'avoir fait l'amour pensait-il, lui./ Lui./ Il ne l'a jamais su./ Pour les roses les./ Lilas./ Ni pour la fourmi qui meurt à son pas./ Les chemins n'allaient jamais le voir./ Il tenait sa tête en marchant./ Sa tête au bout de son bras./ Dans un sac en plastique./ Il lui disait « Vas-y »./ Et sa tête y allait./ Et toi tu caressais sa tête le soir./ Avant de donner ta langue au chat./ Au chat./ Oui./

 

Plus de mots./ Des épaves démâtées, mère./.../

 

*

 

Mardi 29 janvier

 photo: Éric Principaud

 

Envoi

 

La mer se réécrivait chaque jour devant nos yeux.

Le vent emportait les dessins d'enfants.

La vague les châteaux éphémères.

 

À la nuit tombée, le poème déchirait son poète.

 

Robe cassée en deux, sur un dossier de chaise,

ton bleu est ma seule lampe, et je le connais.

 

Ce qu'il me reste de cette louve de velours

qui te portait, je ne dois que l'aimer, et l'aimer, et

l'aimer.

 

Avançant vers le point d'origine.

Le soleil.

Avec ma horde d'angeresses en cheveux.

 

Car je te le dis bleu, je suis celui qui va,

immobile,

clair de lune sur les eaux noires.

 

Robe cassée en deux, sur un dossier de chaise,

quand la lumière du matin défroisse ton bleu,

quand tu reviens danser sur son corps,

l'assigner à la joie,

le porter,

alors, quelle est ta joie à toi,

ton secret le plus précieux,

ta suprême assonance ?

 

*

 

Les vagues à crêtes de coqs

n'ont pas besoin de matin pour chanter.

Aussi la mer revient dans le coquillage,

posé là, près de toi, qu'en t'animant tu frôles

ou esquives – toujours en caressant.

Et, ce que tu caresses, c'est être douce avec la haine

et souveraine en amour.

 

L'amour ? Ce n'est parfois que la haine en sursis,

mais là tu donnes la boucle qui se passe de l'orage,

l'hirondelle, là tu donnes étincelle et flamme blanche

pour une soupe d'étoiles,

là tu donnes ta vie

pour qu'elle demeure en celui à qui tu l'as donnée,

et tu peux brûler sans brûler,

être à toi-même ton feu.

 

Regarde ta chaise :

elle ne demande que ta peau,

n'est là que pour l'accueillir,

pour que tu y tombes comme la nuit,

que tu plies, que tu t'endormes,

dans cette chambre où tu vois la beauté passer nue,

où elle t'aime comme on passe un vêtement,

te renie comme on se déshabille,

entrant et sortant sans plus te voir.

Les jours passeront avec elle.

Toi, tu seras la veuve légère,

pleurant un instant puis changeant de peau,

tu connaîtras l'usure et la coupe,

elles raviveront ta flamme,

la porteront au rouge,

 

robe cassée en deux, sur un dossier de chaise.

 

Tu connaîtras d'autres pieds sur lesquels tomber,

des mains d'hommes à tes hanches, sur tes seins

pour te faire la guerre du nu,

tu auras la peau douce, les yeux verts, les cheveux blonds.

Tu auras un cœur de petite fille dans un corps dit adulte,

et cette petite fille aura deux enfants.

 

robe noire rouge et blanche

pour deux oiseaux de pur mystère ;

deux ailes brodées dans le dos,

et ces mots, enfin :

 

« J'affirmais par la négation

quand d'autres niaient par l'affirmation –

il est venu, le temps d'affirmer par l'affirmation.

Le bonheur, c'est d'avoir le courage de dire :

je suis, heureuse. »

 

 

 

Le Levant

 

Le jour se lève.

La buée trouble les vitres

qui adhèrent à ses mirages.

Pour qu'il n'entre pas,

il a laissé son chagrin jouer dehors.

Dans le jardin sans porte.

 

Après les lèvres des mots

et les lèvres des baisers,

elle a laissé à son amant un soleil de sang

sur le drap d'étreinte.

C'est le Levant.

Pour ne pas déflorer le mystère,

l'alliance inépuisable de son visage et de son corps,

elle ne s'est pas donnée entièrement,

non, elle a été prude et rebelle, ferme et tremblante ;

sa main est restée interdite,

puis elle a étendu les bras,

christ féminin crucifié de plaisir.

 

Elle savait que ce serait la nuit florale

lorsqu'il a fait chauffer du thé à la cannelle,

lorsqu'il a apporté du sucre roux en morceaux,

et qu'il a mis l'odeur des fleurs dans sa bouche

avant de lui en parler.

Avant même qu'il ne dise les mots, elle l'avait choisi,

lui et pas un autre,

avant même qu'il ne la regardât elle l'avait choisi,

lui, pour elle,

pour qu'un jour ce soit elle pour lui,

pour qu'un jour ce soit lui et elle.

Et, si la vie les séparait un jour, s'était-elle dit intérieurement,

elle les aura serrés dans ses bras.

Il aura embrassé ses lèvres rouges

et ses lèvres mauves.

Il aura tué la mort avec de la beauté.

 

Maintenant elle s'en va dans le soleil,

dans la nuit achevée –

elle a quitté la chambre du nu,

fait chauffer du thé à la cannelle

pour un morceau de sucre,

mis l'odeur des fleurs dans sa bouche

pour n'en parler à personne ;

glissant dans ses pas une aile à chaque cheville

elle a descendu les escaliers,

puis est partie sans fermer à clé,

comme seules le font les voleuses,

mais sans rien emporter,

que son cœur sur le chemin.

Elle se souvint de cette phrase prononcée par lui,

hier au soir :

« Je ne peux pas te donner le paradis,

mais une âme légère quand tu danses. »

Il était sincère, mais ses mots avaient menti :

c'était bien le paradis qu'il lui avait donné,

et elle rendit grâce,

sur le chemin,

secrètement,

lumineusement,

et son sourire,

elle le savait désormais,

la devancerait partout où elle irait.

 

Parce que c'était Lui qui avait dessiné l'arc de ses lèvres.

Et qu'un prénom d'enfant s'était formé dans sa salive.

 

Le jour se lève.

La buée trouble les vitres

qui adhèrent à ses mirages.

Pour qu'il n'entre pas,

il a laissé son chagrin jouer dehors.

Dans le jardin sans porte.

 

*

 

Lundi 28 janvier

                                                                                                                                                          photo: Éric Principaud

 

 Les mots par la peau

 

La chasse aux images

  

Trois fenêtres renvoient le ciel au ciel – à l'eau morte des flaques

où l'on enjambe sa propre image. Œil laissé à sa vacance,

 

chemin à peine tracé, lavé de tout soupçon de chemin.

La lumière et le vent se courent après parmi les joncs.

 

Le souffle ride la surface des eaux où se morcellent les soleils,

et les pierres du sentier, à jamais refermées, gardent enclos

 

le silence et l'immobilité. Sans doute le monde est-il

parti, nous congédiant de lui lorsque la nuit est venue.

 

Les saisons ont deux visages. Toi qui n'en a pas encore, je t'appelle.

 

 

Avant de descendre à la mer, les lueurs se sont rompues

comme l'éclair se courbait pour frapper dans les ornières, les digues

 

et recommencer les limites de la terre par le relief,

la sinuosité, l'impact. Arbres pris dans le tourment

 

qui oubliaient leurs noms d'arbres pour mourir dans la lumière

mariée à la violence d'un époux, à lui asservie, douce,

 

jeune encore malgré son âge, son vécu, ses liens d'épouse

dormant dans l'ombre d'une civilisation de nuages.

 

Le jour reviendra – les mains reconstruiront sur des ruines.

 

 

Trop souvent les chemins manquent d'ailes ou d'allant, même s'ils dévalent.

La pluie qui dansait pieds nus nous ramenait à la pauvreté des cailloux.

 

Des fleurs rouées de coups, des roses sans tiges dans les ruisseaux

de la pente, voilà tout ce qu'il reste du lit, de la lumière couchée.

 

Le jour est revenu. Mains et toucher à jamais réconciliés.

La plénitude est la joie essorée d'avoir passé cela.

 

Nous sommes cependant à la merci des cargaisons d'ombre

que peuvent traîner certains nuages jusqu'au fond de leur ventre.

 

C'est l'envers de cette joie qui n'est pas lisse mais rugueuse comme un cal.

 

Si je rêve? Non, ma main serre une poignée de tourbe, compacte, noire.

J'ai touché le point. L'affleurement d'un réel terraqué.

 

La nuit se reconstituera toute et habitera mes yeux.

Cela étant, j'apprécie mieux l'allégorie de l'oiseau

 

qui sait voler sans pourquoi, juste pour l'ivresse de voler,

avec et contre le monde...

 

Hier, les étourneaux volaient groupés au-dessus du parc,

ils prenaient de l'altitude pour redescendre d'un piqué,

 

un instant seulement je fus avec eux, je détins cette clé...

 

 

 

Cette clé me fut retirée l'instant d'après, je touchai « terre »

et sa dormition d'eaux avant les premières salves des tempêtes,

 

l'éclair qui se courbe pour frapper, le ciel de nouveau vertical,

loin de la lumière couchée où il était mer en miroir.

 

Maintenant que les feuilles ont tremblé, que l'arbre a chancelé,

la graine la plus intime s'est fendue et de l'orage a germé,

 

patiemment, la part de soleil que la terre a cachée tout l'hiver.

Ce soleil, c'est le simple et la promesse d'un fruit dans ma main.

 

Je regarde cette main vide s'emplir et s'affermir à mesure.

 

Elle est encore nue, elle ne tient que le souvenir du gel,

des longs chemins ridés d'eaux et du ciel de décembre dans les flaques.

 

Tenir est tout ce qu'elle a. Avoir, et elle se referme aussitôt.

 

 

 

Volets clos sur des intérieurs retournés, le ciel un trou, une tranchée.

Les oiseaux ont porté la pluie sur leurs ailes. Les dieux la versent.

 

Plus un seul migrant là-haut, c'est nuage trait pour trait, eaux

Vous partiez vers votre ciel natal, oiseaux. Le chemin est droit

 

qui mène à l'absence, à la désertion de chaque être dans la nuit close.

Femmes sans visages, hommes décharnés, futurs squelettes.

 

Cet espoir, ces élans contrariés qui vous portaient. Je tiens.

 

N'étant que la griffure fauve de moi-même nu endormi.

Le chemin est un livre d'eaux. La pluie joue seule dans les roseaux.

 

Une armée de coquelicots, têtes casquées, a envahi le champ.

Je dérive dans l'idée de sang, dans mon nom qui n'est pas moi.

 

Je me forme un corps dans les flaques, les tessons, j'éclate l'idée de corps.

Je n'est plus rien qu'un mot de plus, une image de pente à descendre.

 

Au bout de la pente, il y a ce que l'on ne sait pas, l'impasse Paradis.

 

Le contre-jour. Le lit défait. Le clair d'une fenêtre s'arrachent.

Au coton du nuage. À la palissade blanc cassé.

 

Deux anges s'aiment, ils se peignent, s'échangent leurs rousseurs.

Le pieu de l'ego dans le cœur annulé. La cicatrice d'enfance.

 

Deux anges s'aiment, ils se font des nids à baisers sur la peau.

Des murs de larmes au coin du bois. À pleurer la lumière.

 

Deux anges s'aiment, ils dorment leur nuit l'un contre l'autre.

 

*

 

Samedi 26 janvier

                                                                                                                                                            photo: Éric Principaud

 

Je suis sorti du pavillon des emmurés vivants.

Alors je l’ai vu,

Là.

Assis par terre.

Penché sur quelque chose.

Lui ai demandé ce qu’il était en train de faire.

Il m’a répondu :

« J’ordonne les cailloux »

Ou bien 

« Je dois ordonner les cailloux ».

Toute la douleur du monde brillait dans ses yeux.

Il était pâle, le jeune homme.

Les cheveux noirs.

Mais la douleur brillait.

Cette idée :

« Ordonner les cailloux ».

Cette idée m’a plu, en un sens.

Je l’ai trouvée horrible aussi.

Oui, c’est ça,

Magnifique et horrible.

Parce que cette tâche est une tâche sans fin.

Avait-il dit :

« J’ordonne les cailloux »

Ou

« Je dois ordonner les cailloux » ?

Moi, je dois mettre de l’ordre dans mes phrases.

Mes phrases sont vivantes.

Faites de mots agencés comme des cailloux.

Les cailloux sont vivants.

Le jeune homme était vivant,

Sans doute l’est-il encore.

Qu’a-t-il dit à quoi je n’ai su répondre ?

Qu’il ordonnait le monde.

Je n’ai su quoi répondre donc,

Et j’ai passé,

N’ayant rien dit,

N’ayant rien pu dire en fait,

Peut-être par lâcheté,

Forcément par impossibilité de dire quoi que ce soit

Qui fût plus vrai que sa parole.

Je voyais bien que ma  douleur n’était pas à la hauteur.

Alors, par orgueil forcément,

Je l’ai quitté,

Le jeune homme.

Et je me suis senti chanceux…

Je l’ai quitté,

Le jeune homme.

Le laissant là,

A sa tâche insensée,

Mais si défendable au fond.

Le laissant,

Las,

À l’imprévisible de ce qui sera.

Aussi, si les cailloux sont tristes,

S’ils souffrent de ne pas parler,

Ils ont trouvé un cœur ami.

Et deux mains.

Deux mains.

 

*

 

Vendredi 25 janvier

 

Ange, d’avoir erré six ans dans l’énigme des pas.

Dessus ta cuisse nue, un couteau de flanelle fane pour du foin.

Oublie le mot déracine l’

Ange.

Et chasse le mauvais linge.

Abruptement, dis-tu.

Je suis ton décrivain .

Sois comme moi :

 je suis vingt dans mes pas.

Brise la laine. Qui te vit naître. Comme soie qui coupe

Coupe, tranche la haine en vingt parts et jette,

Toi, l’

Ange.

 

*

 

La meurtrière qui te vit naître.

D’aller chasser soucis sur sa colline.

Ce fut d’une blancheur au palais.

Fontaine pour les uns.

Calice pour les autres.

À en cracher des fleurs dès l’aumône rose.

 

*

 

On t’a volé le lait bleu

On t’a battu à mort

On a accroché ta peau

Au crochet du boucher

Je t’aime aussi quand tu dis non

Je saigne aussi quand tu as mal,

C’est ma manière de signer.

 

*

 

La mort parfait le travail

D’un paraphe magique, systémique.

On ne se sauve pas du corps disais-tu.

Ange, d’avoir appris ce que tu ne savais pas.

Et de t’être étourdi de ça.

Est ourdi ce qui n’est pas. Séparé de soi.

J’avais un cabanon. Planté en haut d’un arbre quand. La branche est tombée. La maison-Dieu avec.

  

*

 

Mais ton saigneur a faim,

Il te faut le nourrir de carne.

 

Carré au sec,

ton lit sous les étoiles.

 

C’est beau comme Venise quand on est un masque.

 

Beau comme l’Asie à la nage,

 

Beau.

 

*

 

Comme on défroisse un trèfle je t’ai trouvé.

Tu es tout ce qu’il me reste de moi.

Les miroirs ont menti.

Allégeance, mon ami.

Ici finit.

Ici commence.

 

*

 

Je ne t’ai jamais dit mais

L’aube rose léchait les carreaux.

J’étais toi aussi.

J’étais toi.

 

*

 

Et de grands cygnes décousaient le ciel en silences éblouis.

Dans la cour le linge était fusillé.

Témoignant témoins.

De l’impossibilité pour poème.

Donnant à boire au désert.

Donnant à boire au désert.

Et chaque homme là-bas, avait un nom, un corps, une famille, une bouche à pourrir. Comme ailleurs on vivait. Comme ailleurs on travaillait la faim.

Tout nu le chagrin,

Sous son manteau de peau de cœur gros. 

 

Un cil de femme pour toute lune.

 

*

 

Un cil de femme pour toute lune. Toi l’

Aorte blessée

Va traire le sang blanc de la neige

Toi.

La femme vierge va

Priver l’ogre

De la dent qui lui reste va

Ils attaquent le soleil.

 

*

 

Ils attaquent le soleil.

Ils t’ont volé le lait bleu

Battu à mort

Saccagé ton ombre va

Petit enfant des tombes

Quand la table rase écrit.

Arase v

A.

Tu seras la pluie. Tu seras les figues.

 

*

 

Ne t’est-il jamais arrivé

De rire avec un mort ?

L’eau de la honte

N’affleure même pas.

 

*

  

V

A.

Au fond du puits

Pêcher les étoiles

J’entends de la botte qui court

Sois ce que je n’ai jamais donné

Soie

Fleur

Myriade.

Et ce peintre. Ce voleur de nudités.

 

*

 

Un signe de la main.

Un signe de la main.

A celui qui rêvait de renverser la lune.

Hosanna, mon ami. Toi.

D’un couteau purpurin et de cette échancrure peaux sang mêlés.

Qu’as-tu donc fait de toi sinon. Sacs. Seaux. Sel. Disent. Les porteurs d’eau bleue.

Travaille encore la tache d’amour. A deux bougies rivée.

Entre la délicate.

Qui te voyait souffrir.

Sourire droit à la mort.

Qui.

Depuis sa fenêtre incendiée.

Haïr la haine n’est pas aimer.

*

 

Je parle à la noiraude,

Au galet qui court sur l’eau avant de sombrer,

Aux deux bougies qui ont

Charge d’âme

A la femme qui attend

Que tombe la sentence des balles

La mort éperdument donnée

Tombe

Du quatorzième étage

Un avion de papier

Lancé

Par une main petite

Garçon sombre mon poème tu portes

Un gilet de laine

Et tes pensées se brisent

Sur tes souliers vernis.

 

Toute une vie passée à tenter de broder des larmes de

Dévêtir la nudité quand

La vérité se repeint les lèvres 

Fille rousse

Mêlée de soies

Les lèvres mais

Les lèvres

Blanches de douleur

Sous la lettre écarlate.

 

*

 

Deux anges s’aiment.

A partager leurs rousseurs.

Aine, je parle du creux.

Chair se vallonne à la brune.

Aine, zone d’angélus.

L’épeler fait mal.

On y entend le pouls du monde.

 

 *

 

Pourquoi

Casser des étoiles

Sur la carrière de la lune je

Voulais faire taire le bibelot je

Té en vain contre le mur et tu

M’es apparu.

 

*

 

Ce fut comme un silence qui se brise

Et l’eau n’eut plus de bouche

Et le Temps joua

Là-bas

Près des remparts

Le son du cuivre martelé.

 

*

 

Cœur criblé de plomb

Langue fondue

Grave

Ou comme un fil de fer reprend

Sa forme initiale.

Ma reine m’a fait roi.

 

*

 

Comme ailleurs on se fiance.

Pour s’épouser plus tard.

Pour la future bedaine.

Du temps des châteaux.

D’un signe de la main.

A l’arrière de l’autobus.

Et d’en pinter un jour.

Parce qu’aujourd’hui maman est morte.

Parce qu’elle sourit encore.

 

*

 

Parce qu’aujourd’hui, c’est vie nouvelle.

Donne l’oraison des bras.

Le parfum sur la veste.

Sois le châle et les épaules

Vaincs l’hiver

Vaincs

 

*

 

C’est vie rêvée si

Une arête douce.

Dans le béat.

Matité de l’. Ange,

Des restes du rien, un nu, pâle, défait, plane.

Une Voie lactée ?

 

*

 

 

Regain d’étoiles, ballerines.

Qu’avant on disait roses.

Marées de flamants dans les salines. A deux pas de la plage. Vues de la route enfant. Qu’en reste-t-il ?

 

Cette incroyable force. Que tu as mis trente ans à moudre.

 

Ma reine m’a fait roi.

 

*

 

Ma reine m’a fait roi.

Dans le sang séché des roses

Un lit dans le sang séché des roses.

Je l’ai vu un jour,

Je l’ai vu, là.

Il ordonnait des pierres, là.

Ses mots étaient plus vieux que Lui.

 

*

 

(Une esclave se lave nue

Dans la bassine du temps.

 

Son maître l’a battue

Parce qu’elle a la peau noire.

 

Elle porte pour unique

Vêtement son sourire.

 

C’est le malheur de son maître.)

 

*

 

Jeudi 24 janvier

                                                                                              photo: Éric Principaud

 

La lampe attaque le ciel.

Parce qu'il est gris de perle.

 

Murs, soyez mes confidents.

Que mes pensées vous traversent,

 

elle sera l'autre côté.

Ma petite sœur la pluie

 

l'aime déjà d'amour fol.

 

 

 

Tournesols, soleils pliés.

Vous abritez mon amour.

 

La pluie est comme le vent,

elle brille entre les haies.

 

Et l'hiver, fille de l'air

et de l'eau mon amour revient.

 

Des pensées entre les mains.

 

 

 

Je me suis mis à aimer la pluie.

À cause de ses beaux yeux arqués.

 

Longs yeux mouillés s'il en est.

Qui ne pleurent ni ne prient.

 

Et se ferment avec le soleil.

C'est encore la nuit, tu vois.

 

Le ciel espace ses visites.

 

 

 

Que donnes-tu ? Des baisers.

Que prends-tu ? Des caresses.

 

À qui les donnes-tu ? À l'aimé.

Pour qui te prends-tu ? Pour l'amour.

 

Qui es-tu ? Où vas-tu ? Pour quoi faire ?

La lumière. Au Levant.

 

Pour éclairer l'eau des corps.

 

 

 

Sa chaise l'attend dans le jardin.

Ses souliers près de la porte.

 

Et sa robe de dentelles.

Sur le lit défait. Près du feu.

 

Comme son corps attend son âme.

Par-delà. Ou en deçà.

 

Pour des noces avec elle.

 

 

 

Le ciel est un homme sombre.

La femme, fenêtre éclairée.

 

La lampe attaque le ciel.

Le ciel est bleu de neige.

 

La neige une innocente.

Qui baigne dans son sang blanc.

 

Que l'on voit par la fenêtre.

 

 

 

Que vois-tu ? Le mystère.

Quel mystère ? Le dédain.

 

Où va-t-il ? Il est mort.

Mort de quoi ? De la guerre.

 

Mais quelle guerre, et pourquoi ?

Celle du vent pour la feuille.

 

Parce qu'il l'aimait, tout simplement.

 

*

 

Mercredi 23 janvier

                                                                                                                                                         photo: Éric Principaud

 

Sans titre

 

Une esclave se lave nue

dans la bassine du temps.

 

Son maître l'a battue.

Parce qu'elle a la peau noire.

 

Elle porte pour unique

vêtement son sourire.

 

 

C'est le malheur de son maître.

 

*

 

Mardi 22 janvier

                                                                                                                               photo: Éric Principaud

 

Entre systole et diastole,

un mot qui manque à la langue.

 

C'est cet innommé qui mange

le cœur des anciens enfants.

 

La femme le dit en son geste

d'entourer ses lèvres de noir

 

pour le silence du baiser.

 

 

  

Je t'ai vue l'autre soir tu

glissais dans tes pas une aile

 

à chaque cheville. Je te crois

quand tu me dis ta douleur,

 

mais c'est la leur, pas la nôtre.

Tu verses de l'amour, des cendres.

 

Tu es entrée dans mes yeux.

 

 

 

Bâtir avec peu de pierres

une demeure pour le chagrin,

 

et l'abandonner d'un geste

en ouvrant des mains étroites.

 

Par imposition, sentir

l'ange dans l'âme qui doucement

 

sort de sa peau de cristal.

 

 

 

Pouvoir dire des mots très bas,

derrière l'épaule de la terre.

 

Laisser la friche travailler

en soi et hors de soi, là

 

où le printemps se prépare,

sans urgence, sans rage,

 

pas sans l'eau qui coule au creux des mains.

 

 

 

Elle a simplement laissé

un vin précieux sur mes lèvres.

 

Mon sang a cogné mon cœur

et fait demi-tour. Elle a

 

simplement laissé sa main

sur l'armure. Simplement pris

 

ce que je ne pouvais donner.

 

 

 

Il y a quelque part un fleuve

refusant de se donner

 

à la mer. C'est le plus beau.

Pourtant il ne le sait pas.

 

Là est le simple, le mystère.

Depuis la rive je le vois

 

dans la distance annulée.

 

 

 

 

Et, chaque jour, tu reviens

à la vie. La silencieuse

 

écrit dans son carnet de peau

le peu considérable

 

comme on épouillerait une reine.

Dans le bleu fauve des arbres

 

 

tu as trouvé des trésors.

 

*

 

Dimanche 20 janvier

                                                                                                                                                             photo: Éric Principaud

 

L'OR

(chants croisés, 2)

 

L'or sait briller sans pourquoi, là est son secret.

La peur des mots fait le froid, les prés dévastés,

et je souffre merveilleusement avec vous.

Si j'étais plus près de vous je vous avouerais

mes mots d'amour les plus doux, mon tourment secret.

Je vous avouerais aussi que ce dieu, c'est Vous.

Et que je ne suis qu'un miroir tendu vers Vous,

et que Tu es moi aussi et que Tu es Nous,

qu'il y a tu, qu'il y a moi, je, il, et Elle.

Que l'un d'entre eux se lève et tu serais vengée.

Qu'il faut tuer la mort avec de la beauté.

Ma tendresse, mon amie, je t'appelle été.

 

Ce si doux nom d'été que vous m'avez donné

s'il passe vos lèvres est le nom d'éternité.

Je ne veux pas être vengée, mais exister,

je veux vivre sur vos lèvres, c'est mon souhait,

le seul, le vrai, celui qui pour toujours est nom

de mon amour. Le bonheur est un garçon sombre

qui dans son écharpe trouvera l'arc-en-ciel.

Des baisers se nichent sous son aile. C'est lui.

Le seul que j'ai rêvé depuis l'éternité.

Je le vois s'avancer vers moi, tendre ses bras.

Je l'espérais, il m'appelle. C'est Lui. Il est là.

Je vis à présent sur ses lèvres.

 

*

 

Samedi 19 janvier

                                                                                                                               photo Éric Principaud

 

Embrasser ses lèvres rouges.

Embrasser ses lèvres mauves.

 

Qui peu brûle, mal étreint.

Quand la pleureuse éteint,

 

les yeux ouverts dans le noir.

Dans des escaliers d'haleines.

 

Arracher mélancolie.

 

 

 

Arracher mélancolie,

au verbe haut, aux cheveux noirs.

 

Fermer l'œil sur l'oiseau

le plus démuni du ciel.

 

Elle est la blonde, la lumière.

Ne se donne qu'en se retirant.

 

Aussi, j'espère la nuit.

 

 

 

J'espère la nuit lumineuse,

le sanglot du coton

 

d'avoir à quitter son corps.

Poser dans les miroirs d'eau

 

la femme-enfant et la femme.

Retouches à l'origine du monde.

 

Pour un enfant de papier.

 

 

 

Une chinoise et son ombre –

ses mains sont des oiseaux,

 

ses œuvres des volières.

Le mur porte la renarde,

 

la musaraigne intime.

D'un blanc absolu, marial,

 

il est le ciel, l'initiale.

 

 

 

Une chinoise et son ombre –

ses petits pieds cassés,

 

comme momifiés d'enfance.

Le petit lait de sa peau

 

que lèche un rayon de lumière

et l'orange sur la table,

 

cette boule de nuit, cette eau close.

 

*

 

Vendredi 18 janvier

                                                                                                                                                    photo: Éric Principaud

 

L'OR

Chants croisés

 

 

 

 J'avais des choses très belles à vous dire ce matin

 

mais sans trouver le chemin du cœur à la main

 

or la lumière sur le carrelage donne les mots

 

 

 

je viens vous demander quel est votre tourment

 

votre deuil secret votre amour le plus triste

 

quelles sont ces ombres qui passent dans vos yeux

 

comme des soldats romains venus tuer le Christ

 

avez-vous peur du beau soleil et du ciel bleu

 

au point de ne plus croire en l'amour ni en Dieu

 

à faire comme si vous aviez tout imaginé ?

 

 

 

On n'arrache pas un cœur à mains nues sachez-le

 

on n'ouvre pas un tombeau pour trouver la vie

 

 

 

je souffre du vide entre diastole et systole

 

d'une absence de terme pour désigner cela

 

car ce que je suis ne peut pas être nommé

 

 

 

De quoi manquez-vous que vous n'avez jamais eu

 

Laure vous portez au front une étoile d'améthyste

 

le soleil en se levant chaque jour la baptise

 

alors le monde a brillé dans vos yeux de louve

 

vous oubliez ce que vous avez fait demain

 

vous vous sentez blessée au lieu dit des chamades

 

une absence de terme pour désigner cela ?

 

La blessure au cœur c'est le rouge des camarades

 

Laure laissez-donc votre chagrin jouer dehors

 

et du cœur à la main vous trouverez de l'or,

 

 

 

désirez tout à la fois, vous deviendrez tout

 

 

 

Je ne veux pas être tout je veux être moi

 

mais je sais seulement ce que je ne suis pas

 

je me regarde danser au bord de ce lac

 

puis le lac se vider emportant mon image

 

et sur la terre mouillée naître des fleurs sauvages

 

c'est toujours le même ciel bleu que la nuit attaque

 

disparaître dans hier naître au lendemain

 

et mourir et renaître l'on dit tous les mages

 

ce dont je souffre c'est d'une maladie de l'âme

 

vivant au bord du réel là où vivent les fous

 

 

 

Je vois des andalouses danser dans vos fumées

 

une voix escaladant les cordes d'une guitare

 

à rendre magnifique le plus grand désespoir

 

torero de feuilles d'or aux bas de flamants

 

roses d'avoir cru au mélange du lait et du sang

 

la mort tournait son film au soleil espagnol

 

vous vous appeliez Lola dans la cour d'école

 

 

 

je vois l'autre amour quand je les vois s'en aller

 

vos anges harassés qui comme le vent vous portaient

 

 

 

sont-ce des larmes qui font couler votre khôl ?

 

 

 

Non ce n'est qu'une goutte de pluie tombée sur ma joue

 

et si mes yeux rougeoient c'est que le Christ bouge

 

le jeune dieu entre en moi comme un fruit dans la bouche

 

de ses doigts de mûres et d'encens effleure mon cou

 

si des caresses sortaient de mes mains je l'avoue

 

ce Christ en tout point me ferait penser à vous

 

pardonnez-moi d'avance si un jour je vous touche

 

 

 

 *

 

Jeudi 17 janvier

 

Passer sa langue sur l’inférieure lèvre de la bien-aimée, où l’hirondelle va boire son eau de pluie.

 

Tapisser les brumes de l’enchantement.

 

Dans la communion des langues, de longs baisers caressants vont, millimètre par millimètre, creuser la peau des choses, des êtres, des regards.

 

L’ipomée est fragile malgré son bleu.

 

L’or, ou le diamant ? La rivière. Le torrent. Même le fer se tord d’extase, et les roseaux s’inclinent à notre passage.

 

Douleur et joie mêlées sur le visage de la bien-aimée. Jusqu’à la pointe d’un cil, que l’amant balaie, d’un souffle, un seul – et seul le vent le sait. C’est un secret. Tout le dit, tous le nient, ou tout comme. Derrière les murs il y a la mer.

 

Ce secret : une Chinoise qui disparaît derrière un paravent : que disent ses gestes invisibles, quelle parole pour ses seins, pour ses fesses, pour ses cuisses sous le voile mordoré des mains délicates ?

 

Apprends à perdre un peu plus, tu trouveras beaucoup.

 

*

Je me suis mis à aimer la pluie. Enjambant une flaque de temps liquide j’enjambe ma propre vie, je deviens plus grand que moi. Parfois, oui, je voudrais n’être que pluie. A un enfant qui pleurait à cause de ses souliers trempés j’ai dit un jour : « Il existe des larmes, et des enfants tristes pour les pleurer. Si j’étais toi, je ne pleurerais pas ». Il m’a répondu : « Ce n’est pas pour ça que je pleure, monsieur. C’est bel et bien parce que je suis vous, et conscient de tout ce qui nous éloigne ». Alors, je l’ai pris par la main et l’ai emmené, là, au bord des falaises de l’âge. Je me suis penché vers lui pour lui dire : « Voici ta demeure : un lit de cailloux. Mais tout le ciel est à toi ».

 

L’enfant vécut là-bas, et moi ici. Je lui apportais le sucre, l’eau et le sel. Un jour, nous parlâmes des heures durant de la pluie et du beau temps. « La pluie va chanter sa chanson dans ma tête quand vous partirez, mais le beau temps me parlera de vous ». « La pluie, cousine du vent, fille du nuage, lui répondis-je ». « Pourquoi la pluie est-elle debout et le soleil assis ? » me demanda-t-il. Je lui tins à peu près les propos de l’homme ivre que j’avais été tant de soirs. Il me dit « Non, non, quand je sonde mon cœur dans la nuit, je sais bien, moi, que la pluie n’est pas de la musique. C’est une plainte. Oui. Une plainte de femme, presque un sanglot. Je pense à maman, tu sais. Et je ne suis pas toi, au fond, je ne suis qu’un enfant. Mes nuits se ressemblent toutes ». « Je ne peux plus rien faire pour lui », me suis-je dit. Je rentrai dans une pluie d’étoiles en le laissant, là, à son lit de cailloux et à son ciel devenu rouge.

 

Je me demandai toute la nuit : « Qu’est-ce qui fait pleurer les saintes ? ».

 

Un autre jour, une odeur de saint, de chèvrefeuille me persuada de cette affirmation : « Je suis vous ». Oui, l’enfant était moi, et je m’en allai au bord des falaises de l’âge lui porter la nouvelle et anéantir ses doutes. Or, or ultime, les falaises étaient en feu. Même la mer s’était enflammée. Cet incendie du soir répondait au doux nom de poème, poème sans fanion de désinvolture, poème sa nudité sans fin, jusqu’à l’offrande pantelante entre ses jambes. Car c’était bien lui, lui le feu, lui la mer, lui le nu, lui le poème. Grâce soit rendue à cet enfant qui fut moi, qu’elle a pris dans ses bras ce soir-là. Grâce soit rendue à son visage brûlé d’amour.

 

Ce que m’a donné la bien-aimée à cet instant précis, c’est une rose sans pourquoi. Ce que m’a donné l’enfant, c’est d’avoir été mon père, ne serait-ce qu’un instant. Cet instant, l’habiter. Avec elle. Avec lui qui est au ciel. Un long courrier pour traverser l’hiver.

 

La robe d’Agnès étalée sur le sable comme un grand coquelicot. Ses sandalettes ailées l’attendent pour rentrer. Le soleil tanne, le chromatisme de la mer, le goût des amandes grillées, des nuits d’alcool de menthe, l’anis du tabac, la seconde peau, celle d’eau salée – ses vagues à crêtes de coqs, à la mer, ses rouleaux pas pour le pain. En ce silence absolu, je l’entends respirer. Elle arrive, la bien-aimée. Parler avec elle ce serait habiller l’air. Cela fait longtemps que nous parlons. Elle dit : « Tapisser les brumes de l’enchantement ». Elle dit : « L’ipomée est fragile malgré son bleu ». Elle parle comme personne du silence ébloui. Le linge fane doucement sur l’étendoir. Le désir est nu. C’est elle, et c’est moi. Un enfant a volé le soleil. Agnès se cache dans mes bras. Pour que le jour ne vole pas notre image. Elle en rit. Elle dit « Les vagues du ciel… », « Les veines blanches des  nuages… ». « L’eau blanche ». Elle rit à grande eau au jour des grands voyages.

 

*

Le ciel aussi parfois est pareil à une bande de brigands attaquant les caravanes, et les rendant nues de leur or au plein désert. La solitude repique cette image, lorsque la bien-aimée rêve dans la chambre d’à côté. Car vous êtes le silence des étoiles cette nuit – car vous êtes la nuit cette nuit, et les mots, sans vous, que seraient-ils sinon ce phare tout là-bas… Ce phare n’éclairant que lui-même.

 

Parfois, oui, vous avez voulu mourir.

 

C’était avant que l’amant arrive.

 

Puis tout fut balayé.

 

De l’avers de sa main, elle vous a doré, vous dore, vous dorera.

 

Je reconnais les miens au premier regard.

 

Nous sommes de ceux qui marchent en avant.

 

 

 

De l'enfant demeure l'enfance. Cette idée. Ce Déluge. La sensation d'être né de lui – tombé de sa plume, en fait. Je ne sais vertige plus net – maladie plus saine que d'être enfin cet homme là-bas, ce fou qu'on a laissé jouer avec des roseaux qu'il prend pour des épées. Il est inoffensif, diront certains. Dangereux, diront les autres. Il joue avec des roseaux, et ces roseaux sont toute sa vie, dira le sage. Elles sont belles, tes épées ! dit l'enfant-toi. J'en voudrais tant des comme ça ! Ne m'en veux pas, mon amour. Si je te dis des choses tristes. C'est d'être comme une épave. Séparée de son fond. Quand je crie sans ta peau. Parce que crier c'est être encore en vie. À ne pas en revenir. Parce que le retour serait pour la mort. Et que je n'en veux plus. Et qu'il y aura toujours une femme dans mes silences. Et qu'elle est debout dans ma parole maintenant. A. Si tendre femme. Tu fais le bien le plus souvent sans t'en rendre compte, et c'est tout naturel. Tu fais la Femme. Tu fais l'Avenir. Ce n'est pas grave, non : c'est juste toi. C'est tout simplement toi. De toujours. De partout. Et je t'aime. Mon château. Ma presqu'île. Ma colline.

 

 

J'ai bien trop étreint, et mes mains sont usées. D'avoir tout donné. Même ce que je n'ai pas rêvé. Mon amie tu arrives avec tes provisions : d'eau, de sel, de nuages. Tu donnes tout sans t'en apercevoir. Petit cœur. Perlé d'oiseaux. Comme dans l'œil dépiauté de Paul. J'écris l'eau qui te vis naître. Au larmier. À la cigale. Et dans mes yeux d'insomnies reviens, toi. Creuse et creuse. Va au Silence. Creusant le son. Séparant le bon grain. De l'ivresse. Petit cœur.

 

 

  

« Qu'est-ce que l'amour ? Qu'est-ce que le temps ? Qui est Dieu ? ». L'enfant avait parlé du plus profond de lui. Il ne s'était pas adressé à moi, mais aux étoiles, aux fleurs, aux nuages – à cette bouche esquissée dans le ciel par les doigts de la fée. « Ailleurs, dit-il, est-ce que c'est ici ? »... Il demandait aux rivières, aux étangs. Il demandait à la terre et aux astres. Il le faisait pour le vin bu, pour tous les péchés du monde. Pour des marins sans bateaux.

 

Nuitamment.

 

Cette question, il la posait comme un pas. Posant cette question, il la posait pour tous ceux de partout. Et celles. Qui s'asseyaient en tailleur. Près de la source de parole. O. Voyelle votive. Présente sans être dite. En chaque phrase. Figure cerclée de noir. Œil. Incroyable regard. « Pourquoi les yeux sont-ils deux ? Pourquoi le regard bleu du ciel entre les branches ? Suis-je le Fils du Soleil ? ».

 

Il n'y eut pas de réponse.

 

L'enfant prit sa tête entre ses mains et une larme sienne vint brûler le sol. Il n'y avait maintenant qu'un ciel unique, sans objet, lisse autant que courbe, fécond autant que stérile.

 

L'enfant tombait.

 

L'enfant tombe.

 

Il se réveille dans ce lit si doux, sous ce duvet-là.

 

« Avons-nous des raisons d'espérer ? Sommes-nous réellement un ? Pourquoi suis-je celui-ci, et pas un autre ? »

 

« Si j'étais l'autre, serais-je encore moi-même ? »

 

 

 

Un cil de femme pour toute lune.

Ce soir les nuages n'iront pas.

 

Guitare en bandoulière.

Pleurer sur les chemins, non.

 

Si le ciel est une femme.

Une fille de l'air nu.

 

Elle sera l'autre côté.

 

 

 

Un cil de femme pour toute lune.

Nuit de mon amour, soyez la flore.

 

Avancez-vous, secrète et nue.

Je sais. L'ourlet d'où je suis né.

 

Je sais. Ce que c'est que d'être

désassemblé Osiris.

 

Un cil de femme pour toute lune.

 

 

 

Un cil de femme pour toute lune.

Des bateaux partent pour nulle part.

 

Car le ciel est petit.

Il est des silences pareils à

 

des clairs de brume dans la nuit.

Comme. Comme ailleurs on se fiance.

 

En choisissant de ne pas mourir.

 

 

 

Un cil de femme pour toute lune.

Toute une vie passée à

 

tenter de broder des larmes

au cœur transparent des choses.

 

J'évoque ici l'enfance du ciel.

Quand l'absence s'est absentée,

 

je n'ai pas pleuré. J'ai dit.

 

 

 

Un cil de femme pour toute lune.

Petit abysse, arbrisseau

 

de révolte, comme tu trembles

père, enfant craché bas.

 

Non, je ne vomis pas mon sang.

Je suis de ceux qui vont traire

 

de grandes baies de blancs silences.

 

 

 

Et dans vos babils argumentés

vous êtes semblables aux statues,

 

enfants maudissant l'enfant,

sergents de la mort sûre.

 

Ce que vous avez cherché un jour

était caché là, en pleine lumière.

 

Le papillon et la chandelle.

 

 

 

Lève ton verre, soldat.

La guerre intérieure est finie.

 

Redeviens la femme nue.

Vis un peu dans son ventre.

 

Porte-la parce qu'elle porte

ton enfant. Ce n'est plus la guerre.

 

C'est le palais Lascaris.

 

 

 

Et si tu souffres sois comme la vie,

d'une beauté qui rudoie, oui.

 

Il y aura toujours des roseaux

pour abriter vos prières.

 

La neige, ses sous-vêtements

de mariée, la lame unissant,

 

Le chant du roc et de l'argile.

 

 *

 

 

                                                                                                                                                        photo: Éric Principaud

 

Les jours les ombres s'accoudent

contre le vieux mur de pierre

 

Le soleil cherche du travail

en tenant dans ses mains sa casquette

 

Il y a là un grand chêne

tout percé d’œillades bleutées

 

 

Le temps mendiant ramasse ses piécettes

 

*

 

Mercredi 16 janvier

                                                                                                                                       photo: Catherine Saint Léger

 

Sauve

 

Sois comme la mer qui sépare

chaque vague de la suivante.

 

Elle sait enlacer les rochers

avec une violence variable.

 

Sur le sable, un dessin d'enfant.

L'écume l'emporte avec elle.

 

Et les châteaux éphémères.

 

*

 

Mardi 15 janvier

                                                                                                                                               photo: Éric Principaud

 

Nues

 

Pas un souffle, rien ne brise

trois fenêtres renvoient le ciel

 

au ciel, la nuit au silence.

Le sucre que je casse le casse.

 

Ciel gronde. Silence s'envole.

Il n'est de secret que d'amour.

 

La vérité n'a pas de bouche.

 

*

 

On enjambe sa propre image

dans les flaques, en aveuglant

 

le pan de ciel qu'elles renvoient.

La flaque un instant bleuit.

 

La nuit, c'est la Voie Lactée

qui trempe dans le caniveau.

 

La peau cuivrée des étoiles.

 

*

 

Une chatte noire traverse les toits.

Pose la question de la nuit

 

de la lune et des étoiles

et de l'eau que sa langue brise

 

dans l'écuelle de fortune

où le ciel se noie entre

 

deux tuiles : où s'en va le soir ?

 

*

 

Les nuages se mettent en marche.

Fenêtre ouvre son œil.

 

Trois oiseaux venant du nord

ont fui vers le trou rouge

 

qui vient de se refermer

là-bas entre les tours.

 

Une étoile longe la gouttière.

 

*

 

La blessure du jour c'est le

coquelicot en guenilles.

 

La blessure du jour c'est la

très-pâle trémière des rues,

 

serrant leur cœur, leurs pétales,

eux qui se font roses en la

 

voyant. La blessure du jour.

 

*

 

La blessure de la nuit c'est

le don du corps pantelant.

 

La blessure de la nuit c'est

une langue romane et lilas,

 

caresse pour doucir les mots,

premier toucher première eau,

 

ô la blessure de la nuit.

 

*

 

J'ai vécu, je l'avoue, sous le ciel.

Avec quatre maisons autour.

 

J'allais chercher l'eau au puits

ou sur la bouche de quelque dame.

 

Je n'étais qu'un papillon

amoureux d'une chandelle.

 

Un soir j'ai brûlé d'amour.

 

*

 

Lundi 14 janvier

                                                                                                                                   photo: Catherine Saint Léger

 

La promesse

 

Poudrière de la mer

et du soleil. Mêlées d'anges.

 

(Les vagues toréent des silences)

Ce soir la passe est déserte ;

 

L'eau peut soulever sa robe –

jusqu'à mourir d'écume

 

en enlaçant les rochers.

 

*

 

Dimanche 13 janvier

                                                                                             photo: Éric Principaud

 

J'ai dit,

les eaux-fortes,

l'as de cœur,

le quatre de trèfle,

et l'eau,

 

lente,

 

à effacer ses pas

dans la neige

mais.

 

Mais l'eau,

 

lente,

 

ne sachant pas

qui la boit

ne la boit pas.

 

Comme la lèvre de l'aïeule,

la rose lettrée,

les gestes du fenouil,

la geste de l'aube vers.

 

Tout ce dont tu rêves

tes chaussures qui t'attendent

sur le pas de la porte le

seuil.

Ébloui.

 

Le seuil.

Ébloui.

 

L'orthographe s'en lèche les babines.

 

Le petit val d'une joue.

Le petit val d'une joue.

 

Joues n'ont plus de larmes vives, de.

 

Et mon cœur est capitaine !

 

Petite demeure dans le cœur,

qu'as-tu rêvé aujourd'hui ?

 

Qu'as-tu dit que je n'aie dit.

 

Que n'as-tu. Une aile. Un cœur pétré.

Pour connaître le secret de ta demeure.

 

Tu logeras sous l'étoile ce soir !

 

J'ai dit,

je le veux

Oui.

 

Pour l'impératrice des fourmis,

Oui,

je le veux.

 

Un matin je l'ai vue,

Elle :

 

Elle lavait le monde.

 

J'ai alors pensé,

pensé à la pierre noire.

 

« Tous les péchés du monde.

Tous les péchés du monde. »

 

Péché n'existe

que si tu lui donnes vie.

 

Mais un matin je l'ai vue.

Elle.

 

Elle lavait le monde.

 

Il n'y avait plus de début.

Il n'y avait plus de fin.

 

Il n'y avait que l'éternité de l'instant,

et elle chantait pour ça.

 

Ça :

 

un matin je l'ai vue.

 

Elle.

 

Elle lavait le monde.

 

*

 

Samedi 12 janvier

                                                                                                                               photo: Éric Principaud

 

Et je me demandais :

qu'est-ce qui fait pleurer les saintes ?

 

Qu'est-ce qu'une sainte peut changer

sinon ses yeux dans la lumière ?

 

Je ne savais pas, au fond.

Ce que c'était qu'aimer je.

 

Ne voulais pas voir.

 

Les tresses de la pluie,

je disais :

les tresses de la pluie.

 

Avec au cœur ce projet insensé :

laver le monde.

 

Il a pleuré sa larme sur moi un jour,

engloutis les péchés !

Péché n'existe

que si tu lui donnes vie.

La couleur changeante

des yeux de l'amie.

Son don de larmes,

sa dot et son empire de loups,

les 7 vallées.

De l'amour.

Les 7 mystères.

Les 7 questions.

Prépare ton lit au soir,

soleil, ta joue purpurine.

Les vagues de la terre.

J'ai dit :

Les vagues de la terre.

Qui le gueule à la lune ?

Qui l'emporte partout devant soi ?

Une autre âme,

une brûlure ?

Une marche loin derrière les montagnes ?

Un chemin ?

 

 

Et puis ?

 

Lorsque j'étais Dieu,

je rejouais les planètes.

Par la sensation je connais l'humain

sous l'angle du divin :

 

les femmes pleurent pour les hommes.

 

Tout ce don de larmes.

 

Ces mouchoirs fanés.

 

Étoilés d'eau de larmes.

 

Dans une larme il y a un monde

qui sépare du confident.

Elle est seule,

cette larme de rien.

Les yeux de qui la pleure ont peur du vide.

 

Elle est seule, cette larme de rien.

 

Elle est née de ce sel absolu

qui gerce aux lèvres des statues.

 

*

 

J'ai dit : l'eau bleue,

l'eau

bleue.

 

Comme on se lave les mains dans le soleil.

 

Mon amour est un grand paon.

 

C'est la roue de ciel.

 

C'est la roue de ciel.

 

L'eau bleue,

l'eau

bleue.

 

Je l'ai dit de tout mon cœur.

De tout mon cœur.

Avant que la main se resserre.

Se resserre.

 

Comme on aime un nouveau visage.

C'est dit.

Dit pour toujours,

et à jamais.

Je le redirai.

Le redirai.

Le redirai.

Je l'ai dit à chacun de mes mots

qui sont devenus des actes

qui ont changé ma destinée pour

un meilleur

 

 

vie aux doigts de pluie,

vertige,

grand frisson de satin blanc.

 

Alors qu'un crâne nu sous le cuir.

Alors.

 

Quand la main s'envole au front aux tempes

 

crâne.

 

L'eau bleue.

J'ai dit :

l'eau

bleue.

 

Comme on épouse un autre air,

l'edelweiss.

 

Comme on se lave les mains dans le soleil.

 

J'ai dit :

l'eau bleue.

 

*

 

Vendredi 11 janvier

                                                                                            photo: Éric Principaud

 

Grand-père a écrit « Je t'aime » sur un pétale de rose.

Il l'a donné à l'enfant tendre en moi.

Il l'a donné au vieil enfant en lui.

 

Quand j'ai lu la déclaration de grand-père,

il y eut trois nuits de trêve en moi.

 

Les vagues de la terre.

Je disais : les vagues de la terre.

 

De quand la brume étend une aile uniforme,

 

magnifique, le ciel !

 

Toute une vie passée à

tenter de broder des larmes sur un mouchoir,

ma phrase,

je disais :

ma phrase.

 

Mais je sais aujourd'hui que les paroles tuent

tout aussi bien.

Ma vie : je disais : Ma vie.

 

De quand on se relève des balles des paroles.

De quand on se relève.

 

Comme un arbre planté là.

Comme on se tient.

 

Bien debout,

comme un homme

bras levés

vers le ciel

bras tendus

ouverts

avec ses guenilles de fruits

dans leur maison de feuilles

la terre

j'ai dit

la terre.

 

Et comme on verrait

pâles lueurs d'entre les branches

les yeux bleus du ciel.

 

Comme ce serait toi.

 

Le père de mon père a écrit « Je t'aime » sur un pétale de rose.

Il l'a donné à l'enfant tendre en moi.

Il l'a donné au vieil enfant en lui.

 

Quand j'ai lu la déclaration du père de mon père,

il y eut trois nuits de trêve en moi.

 

Les vagues de la terre.

Je disais : les vagues de la terre.

 

*

 

Jeudi 10 janvier

                                                                                                                                                     photo: Éric Principaud

 

Hosanna

 

Elle n'est pas venue

 

poser ses habits blancs

 

du côté de la vie

 

du coton la fleur claire,

 

la neige n'est pas venue,

 

le soleil a gagné.

 

Bris

 

é

 

(e)

 

Donne un e à ton prénom.

 

Il te sera rendu grâce.

 

Les prés, cheveux en bataille.

 

Les grands entrepôts de sel.

 

Et, plus immense encore, l'exister d'ici.

 

Grave autant que doux,

 

ça peut piquer parfois.

 

Sais-tu ce qu'est le désert, l'ami ?

 

Le plus beau de tes soupirs.

 

Ton plus grand silence.

 

*

 

Depuis, tu te tais.

 

Depuis que tu as en toi ce projet insensé :

 

laver le vent.

 

Aussi, tu deviens la pluie,

 

tu n'aspires qu'à pleuvoir, et le réalises, ce vœu,

 

chaque éternité.

 

Or tu le savais déjà,

 

pour la rivière aurifère.

 

(Elle s'est seulement rappelée à toi)

 

*

 

Mercredi 9 janvier

                                                                                                                                                      photo: Éric Principaud

 

La servante

 

Parti du ciel – peut-être de Dieu – le rai de lumière sous la porte.

 

La lumière chaque matin comme une servante fidèle qui fait briller le chevet,

 

qui pénètre les tuiles par la pensée,

par son corps de pensées.

 

Je prononcerai le mot Vie.

 

Je n'écrirai plus : je me hante,

 

mais :

 

Regain d'étoiles, ballerines.

 

Assez ! Que mon cœur cogne comme un fou dans une cage d'os ! Je veux cela, et je l'aurai !

 

Qui se fie à l'abeille sait où est la fleur.

 

*

 

Mardi 8 janvier

 

PHYLACTERES

 

Un enfant saute à pieds joints dans une flaque de lumière

toute l'eau remonte au ciel

puis retombe

éparpillée

orpheline de lui

 

*

 

Le ciel cherche une vallée

comme une joue où pleurer

 

*

 

C'est la solitude les jours de kermesse

 

*

 

Pourquoi la pluie est-elle debout

et le soleil assis

 

*

 

Le dire d'une main d'été

pour le Juif qui   au cordeau

ou pour le blanc trempé des nuages

 

*

 

Parcourant tout l'espace à la nage

plonger sera le lieu

 

*

 

Pour inventer la mer

 

*

 

Écoute les lèvres de pomme

de la solitude de l'impératrice

qui soliloque

 

*

 

Pour ta faim-fenouil-et-cardamome

fils du ciel

il est un dieu qui attend qu'on lui ouvre

la porte du cabanon

d'abeilles d'or

prises dans le filet d'une tisseuse

 

*

 

De la croix des brosses à dents

plantées comme les premières flèches du jour

dans la salle d'ô

du fond d'un grand bain chaud

tu te lèves tout de perles

vêtu

 

*

 

Avec la fumée du café

s'envole l'oiseau miséreux

maigreur éphémère

et miettes de pain blond

balayées d'un revers

 

*

 

Cet homme qui marche

qui descend au tombeau

traversant

les solitudes des grands cimetières

 

*

 

Il y avait du vin dans le sang du Christ

 

*

 

Le nazaréen parlait bas

le chiendent mangeait les sables du désert

et la peine couchait nue

dans le lit de la Joie

 

*

 

La mer mourait au soir dans des draps de soie rose

 

*

 

Vague à têtes d'églantines

tu nous faisais visiter

les appartements des ciels

 

*

 

Des lettres dédiées à l'absence

s'écrivent toutes seules

adresse inconnue

poste restante

 

*

 

Et la soupe de pois cassés

le compotier

l'attente

sur la terrasse

de quelque chose d'extraordinairement vivant

comme trois cheveux blonds

dans un médaillon

 

vi(d)e

 

*

 

Toucher ce sein et penser

soudain

que pourrait y battre

deux fois

la vie

 

*

 

Tandis qu'une reine t'épouille

chevelure d'amour et de guerre

 

*

 

La femme est la blessure de l'homme

et c'est son château d'eau

si le soleil la touche

la mort côté jardin

posera sur sa nuque

trois cheveux blonds

trois cheveux blancs

 

*

 

D'une nuit

tombe

l'enfant

 

*

 

Un cheveu qui pousse

c'est le fil du labyrinthe

 

*

 

C'est ce fils unique

 

 

 

 

*

 

 Sans titre

 

La ballerine s'est pendue

le ciel change de douleur

 

 

  

Il parle aux roseaux

et les roseaux l'écoutent

Une parole de pluie sèche

un vieux manteau aubergine   qui dégoutte

 

 

 

C'est sans plus attendre

le grain de moutarde de l'amour

Faire l'amour   littéralement

c'est-à-dire le réaliser

 

 

 

Ne serait-ce pas la mère qui pardonne à la mort

de lui avoir pris sa plus jeune fille

On disait de ses plaies

qu'elles étaient lumineuses

 

 

 

Pour l'aller chercher dans le ciel

un long carême   jusqu'à l'envolée

Toutes les nuits Laure dansait

un roi mangeait sa mie de pain   dans sa main

 

 

 

Moi   moi je ne savais d'elle que ses gestes

et sa robe muraille de Chine

Chacun déserte sa peau

au coucher du soleil

 

 

 

Chacun va fouiller dans l'autre

avec les mains la langue les dents

C'est le moment crépusculaire où

coudre bord à bord les solitudes

 

 

 

Oublié

l'usufruit

 

*

 

  Lundi 7 janvier

 

Les yeux noirs

 

 

Yeux noirs – nés de la dernière pluie.

Dans la fumée des gitanes

 

j'ai cru chiper un parfum.

J'ai cru jouer à qui perd damne,

 

quand vous ne m'avez pas donné la main.

Yeux noirs – nés de la dernière pluie.

 

Les méduses de vos robes

où viennent se poser les oiseaux

 

des fumées, à peine tracés,

en arabesques violentes

 

comme une fresque de cent ans

j'étais le santon de sel

 

j'avais un sac d'os au bout du bras

et je remontais la pente.

 

Qui me dira qui vous êtes ?

Je ne sais plus ce que vous étiez.

 

C'est envolé, à jamais.

Ces ans volés au temps.

 

Yeux noirs – nés de la dernière pluie.

Qu'avez-vous que je n'ai

 

jamais eu. Je pleure devant la mer.

À cause de vous, yeux de nuit.

 

À cause, et grâce aussi.

Vous revoir, c'est bien ce que j'espère.

 

Car vous êtes évidente,

mon amie, comme la neige,

 

comme la neige sur la place rouge.

Comme le sang sur la place blanche.

 

Yeux noirs – nés de la dernière pluie,

qu'avez-vous pleuré cette nuit,

 

qu'avez-vous dit que je n'aie dit.

Je vous aimais tantôt.

 

Une lettre d'amour plongée

dans l'eau d'une fontaine.

 

Les mots dansèrent quelques instants

en volutes violettes, puis

 

ils disparurent un à un

sans que j'en puisse reconstituer le sens,

 

réécrire la lettre.

Elle était à jamais perdue.

 

Espagnole à jamais.

Et, quand les vagues jouaient les picadors,

 

je me rappelais d'une fontaine,

tout près de Maltorer.

 

Blanche comme la neige,

comme la neige sur la place rouge. 

Comme le sang sur la place blanche.

 

C'est ainsi que tout finit

dans les champs de Castille où

 

le ciel bouge au-dessus

comme un cheval cloué,

 

O, Marina, tu peux aussi être douce,

tu peux aussi être douce.

 

Dans la demeure de silence

j'entends des doigts de verre

 

contre une paroi en verre

filé, Marina, Anna,

 

mes sœurs, mes reines !

Ils ne vous trahiront jamais,

 

ces yeux noirs – nés de la dernière pluie.

Ces yeux noirs – nés de la dernière pluie.

 

*

 

Dimanche 6 janvier

 

Nuages

 

 

Elle l'appelait Nuage.

Il ne faisait que passer.

 

Dans le ciel qui était à elle.

Dans son corps qui était à elle.

 

Cette ombre qui la suivait,

elle l'appelait Nuage.

 

Elle ne faisait que passer.

 

Elle s'est mise à aimer la pluie

qui tombait de l'autre côté

 

de la route. Soir d'orage,

soir de velours, les nuages.

 

Grande ourse, petite ourse, le cœur bat

sous son gilet de laine.

 

L'haleine plaquée sur la vitre

 

à écrire dedans tout l'or du ciel.

De quand Nuage revenait,

 

sa voix fanant dans ses gestes,

sa robe perdant sa couleur,

 

de quand il pleuvait à côté,

se réveillait dans l'arc-en-ciel.

 

Petite eau, petite écorce,

 

je t'aime, lui disait-elle.

Tu n'as jamais été si beau.

 

Tu n'as jamais été si doux.

C'est parce que tu es perdu

 

que tu es beau, que tu es doux.

C'est parce que tu es enfin toi.

 

Et puis tout redevenait d'un gris,

 

et Nuage s'endormait

et le vent jouait avec son grand corps.

 

Aussi, les rêves de Nuage

étaient comme sa vie diurne :

 

ils passaient, en deçà.

Ils ne faisaient que passer.

 

Il y aura toujours des nuages.

 

La lumière sépare aussi.

Le linge fane sur l'étendoir.

 

Les souvenirs, on dirait

des fleurs séchées, pétales

 

recroquevillés sur le cœur.

On les retrouve dans les livres

 

dans les chansons d'amour on les retrouve.

 

Elle, elle l'appelait Nuage.

Il ne faisait que passer.

 

Dans le ciel qui était à elle.

Dans son corps qui était à elle.

 

Cette ombre qui la suivait,

elle l'appelait Nuage.

 

Elle ne faisait que passer.

 

 

Je t'aime, lui disait-elle,

pour tous ceux qui ne t'ont pas aimé.

 

Je t'aime pour les cailloux du chemin

pour les oiseaux de tes rires,

 

pour la prière que tu n'imposes pas,

pour chaque pas maladroit

 

que tu ne poses pas, je t'aime,

et j'ai mal à toi, Nuage.

 

J'ai voulu tant de fois

te serrer contre moi

 

t'imposer la loi des caresses.

Mais qui aimes-tu, toi ?

 

C'est le bleu

que tu prends pour le roi.

 

Regarde-moi :

je t'aime.

 

Pars, ou bien saigne.

 

Un nuage pleuvra toujours

au-dessus de moi.

 

Si ce n'est pas toi,

ce sera ton souvenir.

 

Et de souvenir, sans toi,

je n'en veux pas.

 

Elle l'appelait Nuage.

Il ne faisait que passer.

 

Dans le ciel qui était à elle.

Dans son corps qui était à elle.

 

Cette ombre qui la suivait,

elle l'appelait Nuage.

 

Elle ne faisait que passer.

 

Ainsi traitons-nous nos amours,

à n'y pas flairer l'ange pâle

 

qui veut fleurir et ne peux pas.

Blancheur de lys, voix de velours,

 

pleurs qui attendent en une boule

d'être pleurés comme il se doit :

 

l'ange, fleur sur le béton lourd

du rêve qu'il ne vivra pas.

 

À demi-mots le mot s'efface

et c'est une larme qui roule

 

et soudain fait briller la grâce...

  

Que voulez-vous ? Les nuages passent.

 

*

 

Jeudi 3 janvier

 

Elle pleurait devant la mer.

Elle laissait aller sa main

 

sur la page fissurée de signes.

C'était dimanche peut-être.

 

Chaque être était un roi nu,

chaque pas une soustraction.

 

Elle pleurait devant la mer.

 

 

 

Il n'en a parlé à personne.

Pour le gris des yeux de l'amie.

 

La nuit les loups revenaient.

Elle en parlait tout le temps.

 

De cette violence de satin blanc.

Ses yeux un jour sont devenus bleus.

 

Ses cheveux de feu. De feu.

 

 

 

Il hurlait devant la mer.

Des cailloux dans la bouche, comme

 

Démosthène. Lèvres gercées

d'avoir voulu éduquer le vent.

 

Parce que ses yeux étaient tombés

sur la page fissurée de signes.

 

Il hurlait devant la mer.

 

 

 

« Tout est si beau, si vrai. »

Ces mots résonnaient en lui.

 

Il pleurait devant la mer.

Il devenait tout ce qu'il voyait.

 

Un oiseau. Un soupir. Un silence.

Leurs sourires lui faisaient mal.

 

Il pleurait devant la mer.

 

 

 

Assez parlé. Plus de mots.

Il s'enchaînait à ses boucles,

 

c'est tout. Non, ce n'est pas tout :

cet amour aux yeux de loup

 

aux yeux ouverts dans la nuit.

« Ami, que la terre est plate.

 

Vous n'emporterez jamais mon cœur. »

 

*

 

Mercredi 2 janvier

 

Marées de roses flamants

survolent les salines.

 

Toutes aveuglées d'azur.

Chaque plaie est une fable.

 

Chaque être est un picador.

Torero de feuilles d'or

 

aux bas de roses flamants.

 

 

 

Quand les vagues jouent les picadors,

quelle est ta peur secrète,

 

ta part d'amour, et son nombre ?

Tu es un animal tiède,

 

mi-feu mi-eau au jardin.

Les blés ont été fauchés.

 

Nos champs ont brûlé d'amour.

 

 

 

La neige pose sur les yeux

une main de mariée

 

à la terre pas encore touchée.

Une religieuse marche

 

dans la cour du château.

Elle fait des tresses à ma peine

 

parce que sa joie est lisse.

 

 

 

Le temps mendiant ramasse ses piécettes.

Va la mélancolie.

 

Et qu'éclate l'ancolie.

J'irai manger mon pain gris

 

sur ton épaule mon amour.

Pour déshabiller la douleur.

 

Pour ouvrir à une femme.

 

 

 

La neige seule le sait

qui attend d'être pleurée :

 

les grands cygnes meurent seuls.

Seul le sel sait attendre.

 

Ce goût de mer sur les lèvres.

Ce goût de larmes fraîches.

 

 

Par-delà lui, la nuit du ventre.

 

*

 

Mardi 1er janvier 2019

 

Un signe de la main. Un signe

de la main. Espoir fait vivre.

 

Joues n'ont plus de larmes vives.

Yeux de neige, nuit dedans.

 

Rose casquée, en bouton. 

Serait-ce l'ombre ou la fleur ?

 

L'âne ou le muletier ?

 

 

 

Comme. Comme les chercheurs d'étoiles.

Quand ils demandent aux chemins.

 

Que n'ai-je. Un cœur pétré.

Pour éprouver le désir

 

des statues. Une étoile.

Mon ami d'autrefois. Avait

 

une seule fleur au front.

 

 

 

Elle pleurait devant la mer.

La nuit les loups revenaient.

 

Et le baiser de la mort.

C'était dimanche peut-être.

 

« Tout est si beau, si vrai. »

Ces mots résonnaient en elle.

 

Elle pleurait devant la mer.

 

 

 

Il n'en a parlé à personne.

Pour cette violence de satin blanc.

 

Pour la demeure du silence.

Jamais. Mais par moments dans ses mots

 

l'or croisait l'or pour tout le monde,

son sourire le devançait,

 

son ombre s'envolait, légère.

 

 

 

Je l'ai vue avec ses chaînes.

Je l'ai vue comme une eau.

 

Dans la salle commune,

le temps donnait l'aumône.

 

Tout était clair, imminent.

C'était une éternité nue.

 

C'est aujourd'hui notre chemin.